La tête.
Vous vous êtes réveillés dans un grand lit correctement bordé. En étudiant la chambre où vous êtes allongé, vous reconnaissez que vous êtes toujours dans le même vaste appartement où vous vous étiez évanoui. Deux personnes font du bruit autour de vous, mais ne parlent pas. L'une d'elles est un homme d'âge mûr, de haute taille et aux larges épaules. Il s'empresse d'ouvrir les rideaux et la fenêtre en grand. Un souffle d'air chaud semble un moment vous donner de la force, mais la soudaine lumière du jour vous paralyse. Vous vous sentez perdu et vulnérable. L'autre personne est une femme, elle-aussi de solide stature. Elle porte un seau rempli d'eau fumante et une brosse en crin. D'un geste déterminé, elle rejette vos draps au bord du lit, agrippe votre bras et vous force à vous asseoir sur le lit, les pieds par terre. Elle plonge alors la brosse de crin dans le seau d'eau bouillante avant de la jeter, brûlante, contre votre torse nu. La chaleur vous pique mais vous n'en laissez rien paraître. Toujours muette, la femme s'agite autour de votre corps et s'applique à vous nettoyer sans délicatesse. Au fur et à mesure de ses passages, vous remarquez que la brosse attire à elle d'importantes quantité de vos poils noirs, mais aussi de votre peau. Cela ne semble pas perturber le travail de votre laveuse, comme si elle en avait l'habitude. Lorsque ses mains se retrouvent en contact avec vos parties intimes, la surprise vous tire un grondement que la femme ne semble même pas entendre. Puis elle rejette le seau au loin et son compagnon lui tend un haut tas de vêtements. Vos vêtements. Dorénavant parfaitement réveillé, vous repoussez la femme et arrachez des mains de l'homme vos vêtements. La femme qui est tombée à terre fait de grands gestes à l'attention de l'homme, mais l'homme garde son calme et fait lentement queques pas en arrière. Sans que vous ayiez eu à parler, le couple semble vous avoir compris et vous laisse seul dans la chambre pour vous habiller.
Satisfait de votre tenue, une vingtaine de minutes plus tard, vous sortez de votre chambre avec une certaine fierté. Le couple vous attend dans la longue salle-à-manger. Un couvert a été dressé pour votre petit-déjeûner et vous mangez avec appétit. La viande, saignante et froide, vous rassasie mais vous laissez les oeufs et les toasts. Vous rincez votre gorge avec du lait et essuyez votre bouche. Vos hôtes ont enfilés leurs manteaux et vous tendent le vôtre, indiquant qu'il est temps de partir. Vous vous pliez à leur volonté et quittez l'appartement. Vous n'avez aucune idée de votre destination.
La queue.
En 1995, à quelques mois de la date prévue pour l'inauguration du nouveau siège de la British Library sur Euston Road, le chantier prit une tournure inattendue. Les machines s'arrêtèrent et les ouvriers furent envoyés sur d'autres chantiers. Le Trésor britannique ayant épuisé tous les crédits alloués à la longue construction de ce nouvel et ambitieux édifice, c'est un trustee resté anonyme qui finança le retour au travail, plusieurs mois plus tard. Or, pendant tout ce temps, malgré les apparences, les travaux n'avaient pas cessés. Ils avaient simplement pris une tournure différente.
Le trustee secret avait exigé comme contrepartie de son financement que certaines modifications soient apportées aux plans de l'architecte. Il obtint en particulier la création d'un cinquième sous-sol dont l'accès devait être réservé à trois seules personnes : lui-même, le Premier Ministre et le Directeur Général de la BL. Même la Reine ne pouvait avoir accès à cette partie du bâtiment et, d'ailleurs, sa Majesté - comme le reste du public - ignorait jusqu'à son existence.
L'idée d'un cinquième sous-sol était inspirée du tunel d'Aberystwyth au Pays-de-Galles. En 1936, en effet, les trustees de la National Library du Pays-de-Galles avaient obtenu du gouvernement britannique que leur bibliothèque soit pourvue d'un bunker souterrain long de trente mètres et entièrement climatisé afin d'y pouvoir accueillir, le cas échéant, les joyaux de leur collection. Le projet n'avait pas pu tout à fait aboutir pour des questions géologiques et faute de financement suffisant. Dans le cas de la British Library d'Euston Road, les fonds du trustee inconnu permirent de créer non seulement un espace de stockage sécurisé en cas de désastre, mais aussi rendirent possible la création d'une voie ferrée souterraine secrète reliant les sous-sols de la bibliothèque à la gare voisine de St-Pancras. Si l'urgence s'en fait sentir, les plus belles pièces de la collection peuvent être ainsi expédiées par train rapide soit vers le nord et l'Ecose, soit sur le continent par le tunel sous la Manche et ce dans le temps record de cent-vingt minutes.
Peu de personnes connaissent l'existence du cinquième sous-sol. Ils sont encore moins nombreux à savoir ce qui s'y cache. Mon père est l'un de ceux-là. Il l'a appris de Levin à qui il avait rendu des services inespérés lors de son affectation à Hong-Kong. Levin est le Directeur de la British Library. Il est l'une des trois seules personnes ayant accès au cinquième sous-sol.
C'était là, au sein de ce qu'il appelle "le centre du labyrinthe", que Levin attendait patiemment mon père, avec, blotti contre son coeur, l'exemplaire unique du Ficciones de Borges contenant 231 pages.
Le Colonel Madden-Smith avait fini par se ranger de nouveau à mes côtés mais je sentais que sa confiance avait été émoussée par mon coup de poker. Le Capitaine Arsene Wallace, quant à lui, ne cachait plus la haine qu'il portait à mon égard et son exaspération transpirait à chacune de ses syllabes. Je n'avais pas eu besoin d'expliquer à Madden-Smith comment j'avais pu indiquer la localisation précise du seul exemplaire restant du livre-clef de Minos. Le fait que F.C. Bachellerie - héros malheureux d'Ariadne Moon-Tsun - ait eu rendez-vous avec son destin en espérant trouver un livre énigmatique sur la première rangée de la troisième allée au deuxième sous-sol, avait été une indication trop exagérément précise pour être fortuite. Madden-Smith en progressant rapidement sa lecture put aboutir à la même conclusion que moi sans trop d'effort. Mais le Capitaine Wallace refusant toujours de lire ne serait-ce qu'un passage du livre de la fille de Minos, s'inquiétait de voir son patron influencé par ceux qu'il croyait être ses ennemis. Pour autant, le Colonel refusait de s'inquiéter de l'état des ses troupes et était uniquement préoccupé à percer le secret du livre d'Ariadne Moon-Tsun, secret dont il savait que la clef se trouvait, avec Levin, cachée en un lieu sûr. Il avait donc plus que jamais besoin de mon aide.
Quant à moi, je m'inquiétais du sort d'Ariadne Moon-Tsun. Elle était encore fragilisée par les effets de ses interrogatoires successifs et, contrairement à moi, n'avait pas de contre-partie à offrir au SOE pour sa libération. Je me devais donc de lier mon destin au sien, sans pour autant attirer sur moi des suspicions déplacées. De plus, le Colonel Madden-Smith avait pris soin de ne pas nous laisser communiquer et j'étais dorénavant cantonné à une petite chambre sans fenêtre qui n'avait que peu de différences d'avec une cellule. C'est là que Madden-Smith vint me proposer son marché.
"- Penn, nous n'avons plus le temps de jouer au jeu du prisonnier vous et moi. J'ai un marché à vous proposer."
Il fit une pause et sortit quelque chose de sa poche qu'il posa sur la table en face de moi.
"- Appelez votre père." dit-il en me désignant l'objet. C'était ma montre téléphone qu'il venait de retourner. "Dites-lui de scanner le livre de Borges et de nous l'envoyer à cette adresse email." Il me tendit un bout de papier sur lequel était inscrit une adresse. Puis il s'adossa contre son siège, les yeux dans les miens.
Après un court instant, je n'avais saisi ni ma montre ni la bout de papier. Je lui dis alors :
"-Et puis ?..."
Il avait l'air ravie de ma question. Il répondit :
"- Et je vous laisse partir libre avec une total impunité concernant cette affaire."
"- Et puis ?..." Répétai-je, mais cette fois-ci ma question eut l'air de le ravir bien moins que la première fois.
"- Impunité accordée aussi à votre père et ce certain Levin qui vous assiste."
"- Et puis ?..." Dis-je une troisième fois.
"- Que voulez-vous d'autre Penn ?"
"- Et Ariadne Moon-Tsun ? Impunité pour elle-aussi ? Ou vous comptez laisser le Capitaine Wallace passer ses nerfs sur elle ?"
"- Quant à Melle Moon-Tsun, nous ne pouvons lui rendre sa liberté tant que nous n'avons pas connaissance du fin mot de cette histoire."
"- Bien évidemment ..." Répondis-je avec impatience. "Il n'y aura donc pas de marché."
"- Réfléchissez Penn. Nous n'avons toujours pas exclu l'hypothèse que Minos est toujours en vie ! Et dans ce cas-là nous ne pouvons laisser sa fille libre de conspirer avec lui."
"- L'épisode de l'hypnose n'a pas suffit à vous convaincre ? Utilisez donc votre logique, Colonel !"
"- Et vous, Penn ? Vous l'utilisez votre logique ? Ou vous êtes, vous-même victime de votre propre hypnose !?... Comment expliquez-vous que la fille de Minos connaisse la localisation exacte du second exemplaire du livre-clef ? Ma logique me dit que seul Minos ou ses correspondants mystérieux pouvaient être au courant du lieu où était caché l'autre Ficciones contenant deux pages de plus. Il n'y a tout simplement aucune raison pour laquelle Minos aurait confié à sa fille ce secret supplémentaire puisque, je vous le rappelle, il s'était déjà assuré que celle-ci lui fournisse la copie exacte de son précieux livre, en apprenant le texte complet de mémoire. Que pense votre logique de cela, Penn ?"
J'étais effectivement perplexe :
"- Je ne sais pas. L'esprit d'un enfant peut enregistrer tellement de choses ..."
"- Et pourquoi pas une coïncidence aussi, pendant que vous y êtes ! Moi, ce que j'en dis, c'est qu'il reste une probabilité que Minos soit toujours en vie, qu'il ait dicté à sa fille le texte de l'Affaire de Tzinacan, que ce texte soit un code envoyé à l'organisation terroriste qui l'emploie et qu'avec ce texte nous soyons menacé du plus grand désastre jamais imaginé. Et tant que cette probabilité subsistera, je ne prendrais jamais le risque de laisser Ariadne Moon-Tsun dans la nature."
Je restai silencieux, mon esprit à la recherche d'un argument pouvant contredire le Colonel.
"- Dépêchez-vous, Penn. Acceptez mon marché et vous pourrez prendre vos valises et partir libre dans l'instant. Je connais un bon restaurant de poissons dans le port de Paphos où vous pourrez vous régaler face à la mer. Votre père et Levin pourront aussi rentrer chez eux l'esprit serein. Votre père est âgé, il n'est pas utile de l'impliquer dans une telle histoire."
Je regardai fixement la montre puis l'adresse sur le papier. Je me rappelai la première attaque cardiaque de mon père. Je ne l'avais apprise que deux jours après qu'il eut été amené à l'hôpital. Les sentiments que j'avais ressentis à l'époque m'avaient fait comprendre que, dans cette vie, je ne connaissais personne d'autre que mon père et que, lui mort, je ne serais entouré que de fantômes. Ces sentiments nous avaient rapprochés tous les deux, même si, d'après ses dires, lui n'aurait pas regretté de mourir.
Il y avait mon éducation protestante aussi. Un système de valeurs qui voulaient que la loi des nombres l'emporterait toujours sur celle des sentiments. Aurai-je dû prendre risquer la vie de milliers de personnes pour éviter la souffrance d'une seule ? Une personne qui m'avait semblée innocente, mais que je ne connaissais pas ? Le Colonel Madden-Smith me semblait un honnête gentleman anglais, de ces officiers qui ont construit un empire et protégé une île vulnérable pendant des générations, il saurait éviter et freiner les excès de son subalterne. C'était son métier, après tout. Que cherchai-je, donc, en protégeant Ariadne ? Me prouver l'âme d'un chevalier ? La séduire ? Courrir après l'espoir futile qu'une femme entrerait enfin dans ma vie de loup solitaire ? Peut-être voulais-je combler en elle l'absence d'une mère ... et par mon aveuglement laisser courir le risque de faire de milliers d'enfants des orphelins !
Il est toujours dur de se retrouver face à soi-même et ses faiblesses. Une larme au coin des yeux je tendis le bras et sais la montre-téléphone et le morceau de papier. Sur la montre j'appuyai le numéro préprogrammé :
"- Allo, Papa ? Ecoute-moi bien, tu vas devoir suivre mes instructions à la lettre."
La tête.
Sans trop savoir comment ou par quel chemin, vous vous êtes retrouvés dans un grand hall donnant sur un jardin, au milieu d'un grand nombre de personnes. Seuls quelques murmures brisent le silence et vous remarquez que beaucoup ont la tête baissée. Quelques uns se sont approchés de vous - toujours la tête baissée - et vous ont touché le bras en secouant la tête. Ils ne sont pas restés longtemps à vos côtés. Une troupe plus dense est regroupée non loin du jardin. Les portes-fenêtres ont été laissées ouvertes car il fait encore très chaud et il pourrait y avoir une odeur désagréable. La femme qui vous avait nettoyé au matin vous agrippe par la mache et vous tire vers le groupe. Elle vous montre la place que vous devez y occuper. Vous êtes maintenant juste à côté d'un cercueil en bois plain surhaussé par des trépieds. Le cercueil est fermé. Pendant plusieurs minutes qui vous paraissent des heures, la foule se presse à vos côtés et les gestes amicaux se précisent et se multiplient. Pour autant, aucun n'ose encore vous serrer la main. Mais tous ont un mot à votre égard, dans une langue qui vous est inconnue. Un homme s'approche qui élève avec insistance son regard vers le vôtre. Il dit dans votre langue :
"- Je suis heureux que vous ayiez réussi à venir. Pardonnez la curiosité des badeaux, mais votre père n'était pas un homme comme les autres. Certains ont fait le siège de l'hôtel depuis tôt ce matin pour s'assurer d'avoir l'occasion de vous voir. Vous n'êtes pas tout à fait un inconnu pour nous ici.
Mais j'en oublie la bienséance. Veuillez accepter toutes mes condoléances pour votre perte."
Il tend sa main droite qui reste en l'air un instant, puis il se reprend et dit :
"- Si nous allions dans le jardin pour bavarder un instant. Je crois que nous avons à parler."
Vous le suivez dans le jardin où le calme brise les bruits de la foule. Une hôtesse vient présenter un plateau. L'inconnu prend une coupe et la porte aux lèvres.
"- J'ai connu votre père lors de son premier séjour à Buenos Aires. J'étais alors un jeune avocat et je crois qu'il m'a alors retenu parce que je devais être le moins cher du fait de mon manque d'expérience. Heureusement par la suite j'ai su lui démontrer ma valeur et j'ai pu augmenter mes honoraires. Je suis resté son avocat jusqu'à sa mort. Pourtant ce n'est que lorsque nous avons ouvert son coffre-fort à la banque que nous avons appris votre existence. Ca a fait un choc à beaucoup de gens ici. Aucun de nous n'avait imaginé le passé de votre père." Il sipa à nouveau une gorgée de champagne et sa bouche fit un bruit aigu. "Enfin, vous voilà riche désormais ... Je crois savoir que vous n'avez pas de famille ? Non, bien entendu. Je veux dire, vous êtes trop jeune ... Peut-être avez-vous l'intention de vous installer à Buenos Aires ? Vous savez que votre père possédait plusieurs propriétés en Argentine, peut-être préférerez-vous l'air pur de la campagne ? On m'a dit que vous aviez quelques soucis de santé ..."
"- Qui sont ces gens qui m'ont amené ici ?" Interrogez-vous à la grande surprise de l'inconnu qui pensait peut-être que vous ne répondriez jamais.
"- Ils sont avec vous, m'a-t-on dit. Pourquoi ? Vous n'en êtes pas satisfait ? Je peux les faire renvoyer si vous le souhaitez."
"- Et vous ? Qui êtes-vous ?"
"- Maître Haslam. C'est moi qui vous ai écrit pour vous annoncer le décès de votre père. Je vous ai aussi envoyé les billets d'avion pour vous et vos servants. Vous ne vous rappelez pas ?"
"- Vous l'avez dit, Maître, je suis un être malade. La force de mes médicaments a parfois des effets indésirables. Voyez-vous, je n'ai par exemple aucun souvenir de mon père."
"- Ceci, mon ami, n'est guère surprenant. Vous étiez en Europe et lui, ici, en Argentine."
Un homme lugubre et maigre s'avança avec respect jusqu'à vos côtés. Il s'adressa à Maître Haslam et dit :
"- Maître, toutes mes excuses, mais avec cette chaleur, il est maintenant plus que temps de procéder à la mise en terre. Souhaitez-vous que nous transportions le corps ?"
Maître Haslam s'excusa auprès de vous et une nouvelle fièvre agita les convives qui, comprenant que la fin du banquet s'annonçait, se pressèrent autour des serveurs pour les dévalisser de leurs derniers petits fours. Vous perdirent Maître Haslam dans la foule, alors que tant de questions vous brûlaient encore les lèvres.
La queue.
Mes valises étaient bouclées et j'étais prêt à partir. J'avais insisté auprès du Colonel à avoir un dernier moment seul avec Ariadne Moon-Tsun et il avait été assez généreux pour me l'accorder. J'avais l'intention de m'assurer qu'elle avait bien compris l'intérêt qu'elle avait à coopérer et peut-être aussi lui laisser mon numéro de portable au cas où.
Dans le couloir, sur ma route vers la cellule d'Ariadne, le Colonel vint à ma rencontre :
"- Tout va bien, Penn ? Vous est prêt pour rentrer chez vous ?"
"- Oui je vous remercie mon Colonel." Et un peu amer : "Je n'oublierai pas votre hospitalité."
"- Allons, ne vous en faites pas. Ah ! Vous serez certainement heureux d'apprendre que votre père a réussi à nous scanner ce dont nous avons besoin. Il a été suffisament aimable pour trouver lui-même les deux pages de trop et il nous les envoie en priorité. Allez, essayez de deviner où il a trouvé les deux pages manquantes ? Moi-même, j'ai la vanité de dire que j'y avais pensé. Alors un expert de Borges comme vous ..."
"- Ce sont les deux pages qui manquent entre le premier et le deuxième paragraphes du Jardin aux sentiers qui bifurquent, n'est-ce pas ?"
"- Alors vous aviez aussi deviné ?"
Je souris et dis :
"- Pour certaines raisons je connais ce conte pratiquement par coeur ..."
Madden-Smith me répondit :
"- Votre père aussi est presqu'immédiatement arrivé à la même conclusion."
Et j'eus beaucoup de mal à contenir la surprise de cette révélation. Le Ficciones de Borges qu'il avait récupéré était écrit en Espagnol et j'ignorai que mon père connut cette langue. Mais tout cela n'avait guère plus d'importance pour moi : je quittai la scène et laissai à d'autres le soin de résoudre l'énigme des deux pages de plus.
Je saluai le Colonel et me rendis sans détour auprès d'Ariadne. Elle avait à son chevet le médecin militaire qui prenait sa tension. "Elle est encore très faible" me dit-il. "Je ne resterai pas longtemps" lui répondis-je. Le médecin quitta la pièce et je pris sa place au coin du lit. Après un instant passé à l'observer dans son sommeil, je me résolus à étendre le bras pour lui prendre la main. Elle était froide. Seules une faible veilleuse éclairait notre scène, et cela donnait une ambiance de veillée funéraire qui me déplut. Puis l'ampoule de la veilleuse rendit l'âme et s'éteignit, nous laissant tous les deux dans le noir. Ceci me donna le courage de parler :
"- Ariadne, je sais que vos sentiments pour votre père sont certainement très difficiles à comprendre pour tout autre que vous-même. Que vous l'aimez mais que vous le haïssez autant. Qu'il vous fait pitié mais que vous l'admirez dans le même temps. Que vous avez souhaité sa mort plus d'une fois, mais que vous souhaiteriez tout autant qu'il fut encore à vos côtés. Sachez juste que quelque part dans ce monde, d'autres jeunes filles connaissent des sentiments équivalents. Elles ont, comme vous, beaucoup de reproches à faire à leurs pères, mais, dans le même temps elle ne souhaiterez pour rien au monde qu'un jour ils ne rentrent pas à la maison. Je suis sûr, par exemple, que la fille du Colonel Madden-Smith vous ressemble. Demain, cette fille, et d'autres peuvent recevoir la nouvelle désastreuse que leur père n'est plus. Qu'il a été tué par les amis de votre père. Et peut-être même par votre père lui-même. Vous connaissez, je le sais, les sentiments que ressentiraient ces enfants orphelins. Je vous demande d'avoir la sagesse de penser à ces enfants et de consentir à aider le Colonel à retrouver la trace de Minos s'il est toujours en vie. Faites-le pour ces enfants."
Ariadne n'avait pas ouvert les yeux, mais elle dit d'une voix forte et claire qui le laissait pas paraître son état :
"- Mon père a été exécuté. Il est mort. Je le sais. J'ai assisté à son exécution. Parmi des milliers d'autres Chinois. Il y a eu des clameurs au moment fatidique. Et comme mes compatriotes, j'ai poussé des cris de joie lorsqu'il expulsa son dernier souffle."
Puis elle ouvrit les yeux et je vis le blanc de ses prunelles dans le noir. Elle tourna son regard vers moi et me dit :
"- Partez sans crainte. Je ne souhaite la mort de personne. Du moins, plus maintenant. J'aiderai votre Colonel. Si je le peux." Puis elle ajouta : "Laissez-moi, maintenant. Je suis fatiguée et je n'aime pas évoquer les fantômes du passé dans le noir."
"- Voulez-vous que je laisse la porte entr'ouverte pour laisser la lumière pénétrer."
"- S'il-vous-plaît, merci." Puis elle referma ses yeux.
Je me levai et ouvris la porte pour quitter la pièce. Mais je m'arrêtai sur le seuil. Dans le couloir régnait une obscurité complète. J'essayai l'interrupteur de la chambre, mais aucune lumière ne s'alluma.
Dans le couloir je pus suivre le faisceau d'une torche électrique. C'était le Colonel Madden-Smith qui s'inquiétait de vérifier si Ariadne ou moi avions été responsables de la coupure électrique.
"- Colonel, que se passe-t-il ? Il fait un noir d'encre ici."
Vous vous êtes réveillés dans un grand lit correctement bordé. En étudiant la chambre où vous êtes allongé, vous reconnaissez que vous êtes toujours dans le même vaste appartement où vous vous étiez évanoui. Deux personnes font du bruit autour de vous, mais ne parlent pas. L'une d'elles est un homme d'âge mûr, de haute taille et aux larges épaules. Il s'empresse d'ouvrir les rideaux et la fenêtre en grand. Un souffle d'air chaud semble un moment vous donner de la force, mais la soudaine lumière du jour vous paralyse. Vous vous sentez perdu et vulnérable. L'autre personne est une femme, elle-aussi de solide stature. Elle porte un seau rempli d'eau fumante et une brosse en crin. D'un geste déterminé, elle rejette vos draps au bord du lit, agrippe votre bras et vous force à vous asseoir sur le lit, les pieds par terre. Elle plonge alors la brosse de crin dans le seau d'eau bouillante avant de la jeter, brûlante, contre votre torse nu. La chaleur vous pique mais vous n'en laissez rien paraître. Toujours muette, la femme s'agite autour de votre corps et s'applique à vous nettoyer sans délicatesse. Au fur et à mesure de ses passages, vous remarquez que la brosse attire à elle d'importantes quantité de vos poils noirs, mais aussi de votre peau. Cela ne semble pas perturber le travail de votre laveuse, comme si elle en avait l'habitude. Lorsque ses mains se retrouvent en contact avec vos parties intimes, la surprise vous tire un grondement que la femme ne semble même pas entendre. Puis elle rejette le seau au loin et son compagnon lui tend un haut tas de vêtements. Vos vêtements. Dorénavant parfaitement réveillé, vous repoussez la femme et arrachez des mains de l'homme vos vêtements. La femme qui est tombée à terre fait de grands gestes à l'attention de l'homme, mais l'homme garde son calme et fait lentement queques pas en arrière. Sans que vous ayiez eu à parler, le couple semble vous avoir compris et vous laisse seul dans la chambre pour vous habiller.
Satisfait de votre tenue, une vingtaine de minutes plus tard, vous sortez de votre chambre avec une certaine fierté. Le couple vous attend dans la longue salle-à-manger. Un couvert a été dressé pour votre petit-déjeûner et vous mangez avec appétit. La viande, saignante et froide, vous rassasie mais vous laissez les oeufs et les toasts. Vous rincez votre gorge avec du lait et essuyez votre bouche. Vos hôtes ont enfilés leurs manteaux et vous tendent le vôtre, indiquant qu'il est temps de partir. Vous vous pliez à leur volonté et quittez l'appartement. Vous n'avez aucune idée de votre destination.
La queue.
En 1995, à quelques mois de la date prévue pour l'inauguration du nouveau siège de la British Library sur Euston Road, le chantier prit une tournure inattendue. Les machines s'arrêtèrent et les ouvriers furent envoyés sur d'autres chantiers. Le Trésor britannique ayant épuisé tous les crédits alloués à la longue construction de ce nouvel et ambitieux édifice, c'est un trustee resté anonyme qui finança le retour au travail, plusieurs mois plus tard. Or, pendant tout ce temps, malgré les apparences, les travaux n'avaient pas cessés. Ils avaient simplement pris une tournure différente.
Le trustee secret avait exigé comme contrepartie de son financement que certaines modifications soient apportées aux plans de l'architecte. Il obtint en particulier la création d'un cinquième sous-sol dont l'accès devait être réservé à trois seules personnes : lui-même, le Premier Ministre et le Directeur Général de la BL. Même la Reine ne pouvait avoir accès à cette partie du bâtiment et, d'ailleurs, sa Majesté - comme le reste du public - ignorait jusqu'à son existence.
L'idée d'un cinquième sous-sol était inspirée du tunel d'Aberystwyth au Pays-de-Galles. En 1936, en effet, les trustees de la National Library du Pays-de-Galles avaient obtenu du gouvernement britannique que leur bibliothèque soit pourvue d'un bunker souterrain long de trente mètres et entièrement climatisé afin d'y pouvoir accueillir, le cas échéant, les joyaux de leur collection. Le projet n'avait pas pu tout à fait aboutir pour des questions géologiques et faute de financement suffisant. Dans le cas de la British Library d'Euston Road, les fonds du trustee inconnu permirent de créer non seulement un espace de stockage sécurisé en cas de désastre, mais aussi rendirent possible la création d'une voie ferrée souterraine secrète reliant les sous-sols de la bibliothèque à la gare voisine de St-Pancras. Si l'urgence s'en fait sentir, les plus belles pièces de la collection peuvent être ainsi expédiées par train rapide soit vers le nord et l'Ecose, soit sur le continent par le tunel sous la Manche et ce dans le temps record de cent-vingt minutes.
Peu de personnes connaissent l'existence du cinquième sous-sol. Ils sont encore moins nombreux à savoir ce qui s'y cache. Mon père est l'un de ceux-là. Il l'a appris de Levin à qui il avait rendu des services inespérés lors de son affectation à Hong-Kong. Levin est le Directeur de la British Library. Il est l'une des trois seules personnes ayant accès au cinquième sous-sol.
C'était là, au sein de ce qu'il appelle "le centre du labyrinthe", que Levin attendait patiemment mon père, avec, blotti contre son coeur, l'exemplaire unique du Ficciones de Borges contenant 231 pages.
Le Colonel Madden-Smith avait fini par se ranger de nouveau à mes côtés mais je sentais que sa confiance avait été émoussée par mon coup de poker. Le Capitaine Arsene Wallace, quant à lui, ne cachait plus la haine qu'il portait à mon égard et son exaspération transpirait à chacune de ses syllabes. Je n'avais pas eu besoin d'expliquer à Madden-Smith comment j'avais pu indiquer la localisation précise du seul exemplaire restant du livre-clef de Minos. Le fait que F.C. Bachellerie - héros malheureux d'Ariadne Moon-Tsun - ait eu rendez-vous avec son destin en espérant trouver un livre énigmatique sur la première rangée de la troisième allée au deuxième sous-sol, avait été une indication trop exagérément précise pour être fortuite. Madden-Smith en progressant rapidement sa lecture put aboutir à la même conclusion que moi sans trop d'effort. Mais le Capitaine Wallace refusant toujours de lire ne serait-ce qu'un passage du livre de la fille de Minos, s'inquiétait de voir son patron influencé par ceux qu'il croyait être ses ennemis. Pour autant, le Colonel refusait de s'inquiéter de l'état des ses troupes et était uniquement préoccupé à percer le secret du livre d'Ariadne Moon-Tsun, secret dont il savait que la clef se trouvait, avec Levin, cachée en un lieu sûr. Il avait donc plus que jamais besoin de mon aide.
Quant à moi, je m'inquiétais du sort d'Ariadne Moon-Tsun. Elle était encore fragilisée par les effets de ses interrogatoires successifs et, contrairement à moi, n'avait pas de contre-partie à offrir au SOE pour sa libération. Je me devais donc de lier mon destin au sien, sans pour autant attirer sur moi des suspicions déplacées. De plus, le Colonel Madden-Smith avait pris soin de ne pas nous laisser communiquer et j'étais dorénavant cantonné à une petite chambre sans fenêtre qui n'avait que peu de différences d'avec une cellule. C'est là que Madden-Smith vint me proposer son marché.
"- Penn, nous n'avons plus le temps de jouer au jeu du prisonnier vous et moi. J'ai un marché à vous proposer."
Il fit une pause et sortit quelque chose de sa poche qu'il posa sur la table en face de moi.
"- Appelez votre père." dit-il en me désignant l'objet. C'était ma montre téléphone qu'il venait de retourner. "Dites-lui de scanner le livre de Borges et de nous l'envoyer à cette adresse email." Il me tendit un bout de papier sur lequel était inscrit une adresse. Puis il s'adossa contre son siège, les yeux dans les miens.
Après un court instant, je n'avais saisi ni ma montre ni la bout de papier. Je lui dis alors :
"-Et puis ?..."
Il avait l'air ravie de ma question. Il répondit :
"- Et je vous laisse partir libre avec une total impunité concernant cette affaire."
"- Et puis ?..." Répétai-je, mais cette fois-ci ma question eut l'air de le ravir bien moins que la première fois.
"- Impunité accordée aussi à votre père et ce certain Levin qui vous assiste."
"- Et puis ?..." Dis-je une troisième fois.
"- Que voulez-vous d'autre Penn ?"
"- Et Ariadne Moon-Tsun ? Impunité pour elle-aussi ? Ou vous comptez laisser le Capitaine Wallace passer ses nerfs sur elle ?"
"- Quant à Melle Moon-Tsun, nous ne pouvons lui rendre sa liberté tant que nous n'avons pas connaissance du fin mot de cette histoire."
"- Bien évidemment ..." Répondis-je avec impatience. "Il n'y aura donc pas de marché."
"- Réfléchissez Penn. Nous n'avons toujours pas exclu l'hypothèse que Minos est toujours en vie ! Et dans ce cas-là nous ne pouvons laisser sa fille libre de conspirer avec lui."
"- L'épisode de l'hypnose n'a pas suffit à vous convaincre ? Utilisez donc votre logique, Colonel !"
"- Et vous, Penn ? Vous l'utilisez votre logique ? Ou vous êtes, vous-même victime de votre propre hypnose !?... Comment expliquez-vous que la fille de Minos connaisse la localisation exacte du second exemplaire du livre-clef ? Ma logique me dit que seul Minos ou ses correspondants mystérieux pouvaient être au courant du lieu où était caché l'autre Ficciones contenant deux pages de plus. Il n'y a tout simplement aucune raison pour laquelle Minos aurait confié à sa fille ce secret supplémentaire puisque, je vous le rappelle, il s'était déjà assuré que celle-ci lui fournisse la copie exacte de son précieux livre, en apprenant le texte complet de mémoire. Que pense votre logique de cela, Penn ?"
J'étais effectivement perplexe :
"- Je ne sais pas. L'esprit d'un enfant peut enregistrer tellement de choses ..."
"- Et pourquoi pas une coïncidence aussi, pendant que vous y êtes ! Moi, ce que j'en dis, c'est qu'il reste une probabilité que Minos soit toujours en vie, qu'il ait dicté à sa fille le texte de l'Affaire de Tzinacan, que ce texte soit un code envoyé à l'organisation terroriste qui l'emploie et qu'avec ce texte nous soyons menacé du plus grand désastre jamais imaginé. Et tant que cette probabilité subsistera, je ne prendrais jamais le risque de laisser Ariadne Moon-Tsun dans la nature."
Je restai silencieux, mon esprit à la recherche d'un argument pouvant contredire le Colonel.
"- Dépêchez-vous, Penn. Acceptez mon marché et vous pourrez prendre vos valises et partir libre dans l'instant. Je connais un bon restaurant de poissons dans le port de Paphos où vous pourrez vous régaler face à la mer. Votre père et Levin pourront aussi rentrer chez eux l'esprit serein. Votre père est âgé, il n'est pas utile de l'impliquer dans une telle histoire."
Je regardai fixement la montre puis l'adresse sur le papier. Je me rappelai la première attaque cardiaque de mon père. Je ne l'avais apprise que deux jours après qu'il eut été amené à l'hôpital. Les sentiments que j'avais ressentis à l'époque m'avaient fait comprendre que, dans cette vie, je ne connaissais personne d'autre que mon père et que, lui mort, je ne serais entouré que de fantômes. Ces sentiments nous avaient rapprochés tous les deux, même si, d'après ses dires, lui n'aurait pas regretté de mourir.
Il y avait mon éducation protestante aussi. Un système de valeurs qui voulaient que la loi des nombres l'emporterait toujours sur celle des sentiments. Aurai-je dû prendre risquer la vie de milliers de personnes pour éviter la souffrance d'une seule ? Une personne qui m'avait semblée innocente, mais que je ne connaissais pas ? Le Colonel Madden-Smith me semblait un honnête gentleman anglais, de ces officiers qui ont construit un empire et protégé une île vulnérable pendant des générations, il saurait éviter et freiner les excès de son subalterne. C'était son métier, après tout. Que cherchai-je, donc, en protégeant Ariadne ? Me prouver l'âme d'un chevalier ? La séduire ? Courrir après l'espoir futile qu'une femme entrerait enfin dans ma vie de loup solitaire ? Peut-être voulais-je combler en elle l'absence d'une mère ... et par mon aveuglement laisser courir le risque de faire de milliers d'enfants des orphelins !
Il est toujours dur de se retrouver face à soi-même et ses faiblesses. Une larme au coin des yeux je tendis le bras et sais la montre-téléphone et le morceau de papier. Sur la montre j'appuyai le numéro préprogrammé :
"- Allo, Papa ? Ecoute-moi bien, tu vas devoir suivre mes instructions à la lettre."
La tête.
Sans trop savoir comment ou par quel chemin, vous vous êtes retrouvés dans un grand hall donnant sur un jardin, au milieu d'un grand nombre de personnes. Seuls quelques murmures brisent le silence et vous remarquez que beaucoup ont la tête baissée. Quelques uns se sont approchés de vous - toujours la tête baissée - et vous ont touché le bras en secouant la tête. Ils ne sont pas restés longtemps à vos côtés. Une troupe plus dense est regroupée non loin du jardin. Les portes-fenêtres ont été laissées ouvertes car il fait encore très chaud et il pourrait y avoir une odeur désagréable. La femme qui vous avait nettoyé au matin vous agrippe par la mache et vous tire vers le groupe. Elle vous montre la place que vous devez y occuper. Vous êtes maintenant juste à côté d'un cercueil en bois plain surhaussé par des trépieds. Le cercueil est fermé. Pendant plusieurs minutes qui vous paraissent des heures, la foule se presse à vos côtés et les gestes amicaux se précisent et se multiplient. Pour autant, aucun n'ose encore vous serrer la main. Mais tous ont un mot à votre égard, dans une langue qui vous est inconnue. Un homme s'approche qui élève avec insistance son regard vers le vôtre. Il dit dans votre langue :
"- Je suis heureux que vous ayiez réussi à venir. Pardonnez la curiosité des badeaux, mais votre père n'était pas un homme comme les autres. Certains ont fait le siège de l'hôtel depuis tôt ce matin pour s'assurer d'avoir l'occasion de vous voir. Vous n'êtes pas tout à fait un inconnu pour nous ici.
Mais j'en oublie la bienséance. Veuillez accepter toutes mes condoléances pour votre perte."
Il tend sa main droite qui reste en l'air un instant, puis il se reprend et dit :
"- Si nous allions dans le jardin pour bavarder un instant. Je crois que nous avons à parler."
Vous le suivez dans le jardin où le calme brise les bruits de la foule. Une hôtesse vient présenter un plateau. L'inconnu prend une coupe et la porte aux lèvres.
"- J'ai connu votre père lors de son premier séjour à Buenos Aires. J'étais alors un jeune avocat et je crois qu'il m'a alors retenu parce que je devais être le moins cher du fait de mon manque d'expérience. Heureusement par la suite j'ai su lui démontrer ma valeur et j'ai pu augmenter mes honoraires. Je suis resté son avocat jusqu'à sa mort. Pourtant ce n'est que lorsque nous avons ouvert son coffre-fort à la banque que nous avons appris votre existence. Ca a fait un choc à beaucoup de gens ici. Aucun de nous n'avait imaginé le passé de votre père." Il sipa à nouveau une gorgée de champagne et sa bouche fit un bruit aigu. "Enfin, vous voilà riche désormais ... Je crois savoir que vous n'avez pas de famille ? Non, bien entendu. Je veux dire, vous êtes trop jeune ... Peut-être avez-vous l'intention de vous installer à Buenos Aires ? Vous savez que votre père possédait plusieurs propriétés en Argentine, peut-être préférerez-vous l'air pur de la campagne ? On m'a dit que vous aviez quelques soucis de santé ..."
"- Qui sont ces gens qui m'ont amené ici ?" Interrogez-vous à la grande surprise de l'inconnu qui pensait peut-être que vous ne répondriez jamais.
"- Ils sont avec vous, m'a-t-on dit. Pourquoi ? Vous n'en êtes pas satisfait ? Je peux les faire renvoyer si vous le souhaitez."
"- Et vous ? Qui êtes-vous ?"
"- Maître Haslam. C'est moi qui vous ai écrit pour vous annoncer le décès de votre père. Je vous ai aussi envoyé les billets d'avion pour vous et vos servants. Vous ne vous rappelez pas ?"
"- Vous l'avez dit, Maître, je suis un être malade. La force de mes médicaments a parfois des effets indésirables. Voyez-vous, je n'ai par exemple aucun souvenir de mon père."
"- Ceci, mon ami, n'est guère surprenant. Vous étiez en Europe et lui, ici, en Argentine."
Un homme lugubre et maigre s'avança avec respect jusqu'à vos côtés. Il s'adressa à Maître Haslam et dit :
"- Maître, toutes mes excuses, mais avec cette chaleur, il est maintenant plus que temps de procéder à la mise en terre. Souhaitez-vous que nous transportions le corps ?"
Maître Haslam s'excusa auprès de vous et une nouvelle fièvre agita les convives qui, comprenant que la fin du banquet s'annonçait, se pressèrent autour des serveurs pour les dévalisser de leurs derniers petits fours. Vous perdirent Maître Haslam dans la foule, alors que tant de questions vous brûlaient encore les lèvres.
La queue.
Mes valises étaient bouclées et j'étais prêt à partir. J'avais insisté auprès du Colonel à avoir un dernier moment seul avec Ariadne Moon-Tsun et il avait été assez généreux pour me l'accorder. J'avais l'intention de m'assurer qu'elle avait bien compris l'intérêt qu'elle avait à coopérer et peut-être aussi lui laisser mon numéro de portable au cas où.
Dans le couloir, sur ma route vers la cellule d'Ariadne, le Colonel vint à ma rencontre :
"- Tout va bien, Penn ? Vous est prêt pour rentrer chez vous ?"
"- Oui je vous remercie mon Colonel." Et un peu amer : "Je n'oublierai pas votre hospitalité."
"- Allons, ne vous en faites pas. Ah ! Vous serez certainement heureux d'apprendre que votre père a réussi à nous scanner ce dont nous avons besoin. Il a été suffisament aimable pour trouver lui-même les deux pages de trop et il nous les envoie en priorité. Allez, essayez de deviner où il a trouvé les deux pages manquantes ? Moi-même, j'ai la vanité de dire que j'y avais pensé. Alors un expert de Borges comme vous ..."
"- Ce sont les deux pages qui manquent entre le premier et le deuxième paragraphes du Jardin aux sentiers qui bifurquent, n'est-ce pas ?"
"- Alors vous aviez aussi deviné ?"
Je souris et dis :
"- Pour certaines raisons je connais ce conte pratiquement par coeur ..."
Madden-Smith me répondit :
"- Votre père aussi est presqu'immédiatement arrivé à la même conclusion."
Et j'eus beaucoup de mal à contenir la surprise de cette révélation. Le Ficciones de Borges qu'il avait récupéré était écrit en Espagnol et j'ignorai que mon père connut cette langue. Mais tout cela n'avait guère plus d'importance pour moi : je quittai la scène et laissai à d'autres le soin de résoudre l'énigme des deux pages de plus.
Je saluai le Colonel et me rendis sans détour auprès d'Ariadne. Elle avait à son chevet le médecin militaire qui prenait sa tension. "Elle est encore très faible" me dit-il. "Je ne resterai pas longtemps" lui répondis-je. Le médecin quitta la pièce et je pris sa place au coin du lit. Après un instant passé à l'observer dans son sommeil, je me résolus à étendre le bras pour lui prendre la main. Elle était froide. Seules une faible veilleuse éclairait notre scène, et cela donnait une ambiance de veillée funéraire qui me déplut. Puis l'ampoule de la veilleuse rendit l'âme et s'éteignit, nous laissant tous les deux dans le noir. Ceci me donna le courage de parler :
"- Ariadne, je sais que vos sentiments pour votre père sont certainement très difficiles à comprendre pour tout autre que vous-même. Que vous l'aimez mais que vous le haïssez autant. Qu'il vous fait pitié mais que vous l'admirez dans le même temps. Que vous avez souhaité sa mort plus d'une fois, mais que vous souhaiteriez tout autant qu'il fut encore à vos côtés. Sachez juste que quelque part dans ce monde, d'autres jeunes filles connaissent des sentiments équivalents. Elles ont, comme vous, beaucoup de reproches à faire à leurs pères, mais, dans le même temps elle ne souhaiterez pour rien au monde qu'un jour ils ne rentrent pas à la maison. Je suis sûr, par exemple, que la fille du Colonel Madden-Smith vous ressemble. Demain, cette fille, et d'autres peuvent recevoir la nouvelle désastreuse que leur père n'est plus. Qu'il a été tué par les amis de votre père. Et peut-être même par votre père lui-même. Vous connaissez, je le sais, les sentiments que ressentiraient ces enfants orphelins. Je vous demande d'avoir la sagesse de penser à ces enfants et de consentir à aider le Colonel à retrouver la trace de Minos s'il est toujours en vie. Faites-le pour ces enfants."
Ariadne n'avait pas ouvert les yeux, mais elle dit d'une voix forte et claire qui le laissait pas paraître son état :
"- Mon père a été exécuté. Il est mort. Je le sais. J'ai assisté à son exécution. Parmi des milliers d'autres Chinois. Il y a eu des clameurs au moment fatidique. Et comme mes compatriotes, j'ai poussé des cris de joie lorsqu'il expulsa son dernier souffle."
Puis elle ouvrit les yeux et je vis le blanc de ses prunelles dans le noir. Elle tourna son regard vers moi et me dit :
"- Partez sans crainte. Je ne souhaite la mort de personne. Du moins, plus maintenant. J'aiderai votre Colonel. Si je le peux." Puis elle ajouta : "Laissez-moi, maintenant. Je suis fatiguée et je n'aime pas évoquer les fantômes du passé dans le noir."
"- Voulez-vous que je laisse la porte entr'ouverte pour laisser la lumière pénétrer."
"- S'il-vous-plaît, merci." Puis elle referma ses yeux.
Je me levai et ouvris la porte pour quitter la pièce. Mais je m'arrêtai sur le seuil. Dans le couloir régnait une obscurité complète. J'essayai l'interrupteur de la chambre, mais aucune lumière ne s'alluma.
Dans le couloir je pus suivre le faisceau d'une torche électrique. C'était le Colonel Madden-Smith qui s'inquiétait de vérifier si Ariadne ou moi avions été responsables de la coupure électrique.
"- Colonel, que se passe-t-il ? Il fait un noir d'encre ici."
"- Coupure générale d'électricité."
"- Et vous n'avez pas un groupe électrogène de secours ?"
"- Si. Il s'est mis en marche automatiquement, comme prévu."
"- Mais alors comment se fait-il que nous soyons toujours dans le noir ?"
"- D'après nos ingénieurs l'influx d'électricité alimente prioritairement le serveur central où réside ATON, et celui-ci redistribue ensuite l'électricité selon un ordre de priorité défini par le protocole d'urgence. La raison pour laquelle nous sommes encore dans le noir c'est que le serveur central semble refuser de redistribuer l'électricité. En fait, c'est comme s'il avait décidé d'aller à l'encontre des procédures d'urgence et d'instaurer son propre protocole."
"- Mais que s'est-il passé pour que ce soit ainsi ?"
"- Je l'ignore exactement, mais ce que je sais c'est que cette paralysie générale s'est produite presqu'immédiatement après que nous ayons reçu l'email de votre père contenant les 2 pages du Ficciones de la British Library."