12 janvier 2008

Episode 14. Vérités enterrées.

La tête.

Vous vous êtes réveillés dans un grand lit correctement bordé. En étudiant la chambre où vous êtes allongé, vous reconnaissez que vous êtes toujours dans le même vaste appartement où vous vous étiez évanoui. Deux personnes font du bruit autour de vous, mais ne parlent pas. L'une d'elles est un homme d'âge mûr, de haute taille et aux larges épaules. Il s'empresse d'ouvrir les rideaux et la fenêtre en grand. Un souffle d'air chaud semble un moment vous donner de la force, mais la soudaine lumière du jour vous paralyse. Vous vous sentez perdu et vulnérable. L'autre personne est une femme, elle-aussi de solide stature. Elle porte un seau rempli d'eau fumante et une brosse en crin. D'un geste déterminé, elle rejette vos draps au bord du lit, agrippe votre bras et vous force à vous asseoir sur le lit, les pieds par terre. Elle plonge alors la brosse de crin dans le seau d'eau bouillante avant de la jeter, brûlante, contre votre torse nu. La chaleur vous pique mais vous n'en laissez rien paraître. Toujours muette, la femme s'agite autour de votre corps et s'applique à vous nettoyer sans délicatesse. Au fur et à mesure de ses passages, vous remarquez que la brosse attire à elle d'importantes quantité de vos poils noirs, mais aussi de votre peau. Cela ne semble pas perturber le travail de votre laveuse, comme si elle en avait l'habitude. Lorsque ses mains se retrouvent en contact avec vos parties intimes, la surprise vous tire un grondement que la femme ne semble même pas entendre. Puis elle rejette le seau au loin et son compagnon lui tend un haut tas de vêtements. Vos vêtements. Dorénavant parfaitement réveillé, vous repoussez la femme et arrachez des mains de l'homme vos vêtements. La femme qui est tombée à terre fait de grands gestes à l'attention de l'homme, mais l'homme garde son calme et fait lentement queques pas en arrière. Sans que vous ayiez eu à parler, le couple semble vous avoir compris et vous laisse seul dans la chambre pour vous habiller.
Satisfait de votre tenue, une vingtaine de minutes plus tard, vous sortez de votre chambre avec une certaine fierté. Le couple vous attend dans la longue salle-à-manger. Un couvert a été dressé pour votre petit-déjeûner et vous mangez avec appétit. La viande, saignante et froide, vous rassasie mais vous laissez les oeufs et les toasts. Vous rincez votre gorge avec du lait et essuyez votre bouche. Vos hôtes ont enfilés leurs manteaux et vous tendent le vôtre, indiquant qu'il est temps de partir. Vous vous pliez à leur volonté et quittez l'appartement. Vous n'avez aucune idée de votre destination.

La queue.
En 1995, à quelques mois de la date prévue pour l'inauguration du nouveau siège de la British Library sur Euston Road, le chantier prit une tournure inattendue. Les machines s'arrêtèrent et les ouvriers furent envoyés sur d'autres chantiers. Le Trésor britannique ayant épuisé tous les crédits alloués à la longue construction de ce nouvel et ambitieux édifice, c'est un trustee resté anonyme qui finança le retour au travail, plusieurs mois plus tard. Or, pendant tout ce temps, malgré les apparences, les travaux n'avaient pas cessés. Ils avaient simplement pris une tournure différente.
Le trustee secret avait exigé comme contrepartie de son financement que certaines modifications soient apportées aux plans de l'architecte. Il obtint en particulier la création d'un cinquième sous-sol dont l'accès devait être réservé à trois seules personnes : lui-même, le Premier Ministre et le Directeur Général de la BL. Même la Reine ne pouvait avoir accès à cette partie du bâtiment et, d'ailleurs, sa Majesté - comme le reste du public - ignorait jusqu'à son existence.
L'idée d'un cinquième sous-sol était inspirée du tunel d'Aberystwyth au Pays-de-Galles. En 1936, en effet, les trustees de la National Library du Pays-de-Galles avaient obtenu du gouvernement britannique que leur bibliothèque soit pourvue d'un bunker souterrain long de trente mètres et entièrement climatisé afin d'y pouvoir accueillir, le cas échéant, les joyaux de leur collection. Le projet n'avait pas pu tout à fait aboutir pour des questions géologiques et faute de financement suffisant. Dans le cas de la British Library d'Euston Road, les fonds du trustee inconnu permirent de créer non seulement un espace de stockage sécurisé en cas de désastre, mais aussi rendirent possible la création d'une voie ferrée souterraine secrète reliant les sous-sols de la bibliothèque à la gare voisine de St-Pancras. Si l'urgence s'en fait sentir, les plus belles pièces de la collection peuvent être ainsi expédiées par train rapide soit vers le nord et l'Ecose, soit sur le continent par le tunel sous la Manche et ce dans le temps record de cent-vingt minutes.
Peu de personnes connaissent l'existence du cinquième sous-sol. Ils sont encore moins nombreux à savoir ce qui s'y cache. Mon père est l'un de ceux-là. Il l'a appris de Levin à qui il avait rendu des services inespérés lors de son affectation à Hong-Kong. Levin est le Directeur de la British Library. Il est l'une des trois seules personnes ayant accès au cinquième sous-sol.
C'était là, au sein de ce qu'il appelle "le centre du labyrinthe", que Levin attendait patiemment mon père, avec, blotti contre son coeur, l'exemplaire unique du Ficciones de Borges contenant 231 pages.

Le Colonel Madden-Smith avait fini par se ranger de nouveau à mes côtés mais je sentais que sa confiance avait été émoussée par mon coup de poker. Le Capitaine Arsene Wallace, quant à lui, ne cachait plus la haine qu'il portait à mon égard et son exaspération transpirait à chacune de ses syllabes. Je n'avais pas eu besoin d'expliquer à Madden-Smith comment j'avais pu indiquer la localisation précise du seul exemplaire restant du livre-clef de Minos. Le fait que F.C. Bachellerie - héros malheureux d'Ariadne Moon-Tsun - ait eu rendez-vous avec son destin en espérant trouver un livre énigmatique sur la première rangée de la troisième allée au deuxième sous-sol, avait été une indication trop exagérément précise pour être fortuite. Madden-Smith en progressant rapidement sa lecture put aboutir à la même conclusion que moi sans trop d'effort. Mais le Capitaine Wallace refusant toujours de lire ne serait-ce qu'un passage du livre de la fille de Minos, s'inquiétait de voir son patron influencé par ceux qu'il croyait être ses ennemis. Pour autant, le Colonel refusait de s'inquiéter de l'état des ses troupes et était uniquement préoccupé à percer le secret du livre d'Ariadne Moon-Tsun, secret dont il savait que la clef se trouvait, avec Levin, cachée en un lieu sûr. Il avait donc plus que jamais besoin de mon aide.
Quant à moi, je m'inquiétais du sort d'Ariadne Moon-Tsun. Elle était encore fragilisée par les effets de ses interrogatoires successifs et, contrairement à moi, n'avait pas de contre-partie à offrir au SOE pour sa libération. Je me devais donc de lier mon destin au sien, sans pour autant attirer sur moi des suspicions déplacées. De plus, le Colonel Madden-Smith avait pris soin de ne pas nous laisser communiquer et j'étais dorénavant cantonné à une petite chambre sans fenêtre qui n'avait que peu de différences d'avec une cellule. C'est là que Madden-Smith vint me proposer son marché.

"- Penn, nous n'avons plus le temps de jouer au jeu du prisonnier vous et moi. J'ai un marché à vous proposer."

Il fit une pause et sortit quelque chose de sa poche qu'il posa sur la table en face de moi.

"- Appelez votre père." dit-il en me désignant l'objet. C'était ma montre téléphone qu'il venait de retourner. "Dites-lui de scanner le livre de Borges et de nous l'envoyer à cette adresse email." Il me tendit un bout de papier sur lequel était inscrit une adresse. Puis il s'adossa contre son siège, les yeux dans les miens.

Après un court instant, je n'avais saisi ni ma montre ni la bout de papier. Je lui dis alors :

"-Et puis ?..."

Il avait l'air ravie de ma question. Il répondit :
"- Et je vous laisse partir libre avec une total impunité concernant cette affaire."

"- Et puis ?..." Répétai-je, mais cette fois-ci ma question eut l'air de le ravir bien moins que la première fois.

"- Impunité accordée aussi à votre père et ce certain Levin qui vous assiste."

"- Et puis ?..." Dis-je une troisième fois.

"- Que voulez-vous d'autre Penn ?"

"- Et Ariadne Moon-Tsun ? Impunité pour elle-aussi ? Ou vous comptez laisser le Capitaine Wallace passer ses nerfs sur elle ?"

"- Quant à Melle Moon-Tsun, nous ne pouvons lui rendre sa liberté tant que nous n'avons pas connaissance du fin mot de cette histoire."

"- Bien évidemment ..." Répondis-je avec impatience. "Il n'y aura donc pas de marché."

"- Réfléchissez Penn. Nous n'avons toujours pas exclu l'hypothèse que Minos est toujours en vie ! Et dans ce cas-là nous ne pouvons laisser sa fille libre de conspirer avec lui."

"- L'épisode de l'hypnose n'a pas suffit à vous convaincre ? Utilisez donc votre logique, Colonel !"

"- Et vous, Penn ? Vous l'utilisez votre logique ? Ou vous êtes, vous-même victime de votre propre hypnose !?... Comment expliquez-vous que la fille de Minos connaisse la localisation exacte du second exemplaire du livre-clef ? Ma logique me dit que seul Minos ou ses correspondants mystérieux pouvaient être au courant du lieu où était caché l'autre Ficciones contenant deux pages de plus. Il n'y a tout simplement aucune raison pour laquelle Minos aurait confié à sa fille ce secret supplémentaire puisque, je vous le rappelle, il s'était déjà assuré que celle-ci lui fournisse la copie exacte de son précieux livre, en apprenant le texte complet de mémoire. Que pense votre logique de cela, Penn ?"

J'étais effectivement perplexe :
"- Je ne sais pas. L'esprit d'un enfant peut enregistrer tellement de choses ..."

"- Et pourquoi pas une coïncidence aussi, pendant que vous y êtes ! Moi, ce que j'en dis, c'est qu'il reste une probabilité que Minos soit toujours en vie, qu'il ait dicté à sa fille le texte de l'Affaire de Tzinacan, que ce texte soit un code envoyé à l'organisation terroriste qui l'emploie et qu'avec ce texte nous soyons menacé du plus grand désastre jamais imaginé. Et tant que cette probabilité subsistera, je ne prendrais jamais le risque de laisser Ariadne Moon-Tsun dans la nature."

Je restai silencieux, mon esprit à la recherche d'un argument pouvant contredire le Colonel.

"- Dépêchez-vous, Penn. Acceptez mon marché et vous pourrez prendre vos valises et partir libre dans l'instant. Je connais un bon restaurant de poissons dans le port de Paphos où vous pourrez vous régaler face à la mer. Votre père et Levin pourront aussi rentrer chez eux l'esprit serein. Votre père est âgé, il n'est pas utile de l'impliquer dans une telle histoire."

Je regardai fixement la montre puis l'adresse sur le papier. Je me rappelai la première attaque cardiaque de mon père. Je ne l'avais apprise que deux jours après qu'il eut été amené à l'hôpital. Les sentiments que j'avais ressentis à l'époque m'avaient fait comprendre que, dans cette vie, je ne connaissais personne d'autre que mon père et que, lui mort, je ne serais entouré que de fantômes. Ces sentiments nous avaient rapprochés tous les deux, même si, d'après ses dires, lui n'aurait pas regretté de mourir.
Il y avait mon éducation protestante aussi. Un système de valeurs qui voulaient que la loi des nombres l'emporterait toujours sur celle des sentiments. Aurai-je dû prendre risquer la vie de milliers de personnes pour éviter la souffrance d'une seule ? Une personne qui m'avait semblée innocente, mais que je ne connaissais pas ? Le Colonel Madden-Smith me semblait un honnête gentleman anglais, de ces officiers qui ont construit un empire et protégé une île vulnérable pendant des générations, il saurait éviter et freiner les excès de son subalterne. C'était son métier, après tout. Que cherchai-je, donc, en protégeant Ariadne ? Me prouver l'âme d'un chevalier ? La séduire ? Courrir après l'espoir futile qu'une femme entrerait enfin dans ma vie de loup solitaire ? Peut-être voulais-je combler en elle l'absence d'une mère ... et par mon aveuglement laisser courir le risque de faire de milliers d'enfants des orphelins !
Il est toujours dur de se retrouver face à soi-même et ses faiblesses. Une larme au coin des yeux je tendis le bras et sais la montre-téléphone et le morceau de papier. Sur la montre j'appuyai le numéro préprogrammé :

"- Allo, Papa ? Ecoute-moi bien, tu vas devoir suivre mes instructions à la lettre."

La tête.
Sans trop savoir comment ou par quel chemin, vous vous êtes retrouvés dans un grand hall donnant sur un jardin, au milieu d'un grand nombre de personnes. Seuls quelques murmures brisent le silence et vous remarquez que beaucoup ont la tête baissée. Quelques uns se sont approchés de vous - toujours la tête baissée - et vous ont touché le bras en secouant la tête. Ils ne sont pas restés longtemps à vos côtés. Une troupe plus dense est regroupée non loin du jardin. Les portes-fenêtres ont été laissées ouvertes car il fait encore très chaud et il pourrait y avoir une odeur désagréable. La femme qui vous avait nettoyé au matin vous agrippe par la mache et vous tire vers le groupe. Elle vous montre la place que vous devez y occuper. Vous êtes maintenant juste à côté d'un cercueil en bois plain surhaussé par des trépieds. Le cercueil est fermé. Pendant plusieurs minutes qui vous paraissent des heures, la foule se presse à vos côtés et les gestes amicaux se précisent et se multiplient. Pour autant, aucun n'ose encore vous serrer la main. Mais tous ont un mot à votre égard, dans une langue qui vous est inconnue. Un homme s'approche qui élève avec insistance son regard vers le vôtre. Il dit dans votre langue :

"- Je suis heureux que vous ayiez réussi à venir. Pardonnez la curiosité des badeaux, mais votre père n'était pas un homme comme les autres. Certains ont fait le siège de l'hôtel depuis tôt ce matin pour s'assurer d'avoir l'occasion de vous voir. Vous n'êtes pas tout à fait un inconnu pour nous ici.
Mais j'en oublie la bienséance. Veuillez accepter toutes mes condoléances pour votre perte."

Il tend sa main droite qui reste en l'air un instant, puis il se reprend et dit :
"- Si nous allions dans le jardin pour bavarder un instant. Je crois que nous avons à parler."

Vous le suivez dans le jardin où le calme brise les bruits de la foule. Une hôtesse vient présenter un plateau. L'inconnu prend une coupe et la porte aux lèvres.
"- J'ai connu votre père lors de son premier séjour à Buenos Aires. J'étais alors un jeune avocat et je crois qu'il m'a alors retenu parce que je devais être le moins cher du fait de mon manque d'expérience. Heureusement par la suite j'ai su lui démontrer ma valeur et j'ai pu augmenter mes honoraires. Je suis resté son avocat jusqu'à sa mort. Pourtant ce n'est que lorsque nous avons ouvert son coffre-fort à la banque que nous avons appris votre existence. Ca a fait un choc à beaucoup de gens ici. Aucun de nous n'avait imaginé le passé de votre père." Il sipa à nouveau une gorgée de champagne et sa bouche fit un bruit aigu. "Enfin, vous voilà riche désormais ... Je crois savoir que vous n'avez pas de famille ? Non, bien entendu. Je veux dire, vous êtes trop jeune ... Peut-être avez-vous l'intention de vous installer à Buenos Aires ? Vous savez que votre père possédait plusieurs propriétés en Argentine, peut-être préférerez-vous l'air pur de la campagne ? On m'a dit que vous aviez quelques soucis de santé ..."

"- Qui sont ces gens qui m'ont amené ici ?" Interrogez-vous à la grande surprise de l'inconnu qui pensait peut-être que vous ne répondriez jamais.

"- Ils sont avec vous, m'a-t-on dit. Pourquoi ? Vous n'en êtes pas satisfait ? Je peux les faire renvoyer si vous le souhaitez."

"- Et vous ? Qui êtes-vous ?"

"- Maître Haslam. C'est moi qui vous ai écrit pour vous annoncer le décès de votre père. Je vous ai aussi envoyé les billets d'avion pour vous et vos servants. Vous ne vous rappelez pas ?"

"- Vous l'avez dit, Maître, je suis un être malade. La force de mes médicaments a parfois des effets indésirables. Voyez-vous, je n'ai par exemple aucun souvenir de mon père."

"- Ceci, mon ami, n'est guère surprenant. Vous étiez en Europe et lui, ici, en Argentine."

Un homme lugubre et maigre s'avança avec respect jusqu'à vos côtés. Il s'adressa à Maître Haslam et dit :
"- Maître, toutes mes excuses, mais avec cette chaleur, il est maintenant plus que temps de procéder à la mise en terre. Souhaitez-vous que nous transportions le corps ?"

Maître Haslam s'excusa auprès de vous et une nouvelle fièvre agita les convives qui, comprenant que la fin du banquet s'annonçait, se pressèrent autour des serveurs pour les dévalisser de leurs derniers petits fours. Vous perdirent Maître Haslam dans la foule, alors que tant de questions vous brûlaient encore les lèvres.

La queue.
Mes valises étaient bouclées et j'étais prêt à partir. J'avais insisté auprès du Colonel à avoir un dernier moment seul avec Ariadne Moon-Tsun et il avait été assez généreux pour me l'accorder. J'avais l'intention de m'assurer qu'elle avait bien compris l'intérêt qu'elle avait à coopérer et peut-être aussi lui laisser mon numéro de portable au cas où.
Dans le couloir, sur ma route vers la cellule d'Ariadne, le Colonel vint à ma rencontre :

"- Tout va bien, Penn ? Vous est prêt pour rentrer chez vous ?"

"- Oui je vous remercie mon Colonel." Et un peu amer : "Je n'oublierai pas votre hospitalité."

"- Allons, ne vous en faites pas. Ah ! Vous serez certainement heureux d'apprendre que votre père a réussi à nous scanner ce dont nous avons besoin. Il a été suffisament aimable pour trouver lui-même les deux pages de trop et il nous les envoie en priorité. Allez, essayez de deviner où il a trouvé les deux pages manquantes ? Moi-même, j'ai la vanité de dire que j'y avais pensé. Alors un expert de Borges comme vous ..."

"- Ce sont les deux pages qui manquent entre le premier et le deuxième paragraphes du Jardin aux sentiers qui bifurquent, n'est-ce pas ?"

"- Alors vous aviez aussi deviné ?"

Je souris et dis :
"- Pour certaines raisons je connais ce conte pratiquement par coeur ..."

Madden-Smith me répondit :
"- Votre père aussi est presqu'immédiatement arrivé à la même conclusion."

Et j'eus beaucoup de mal à contenir la surprise de cette révélation. Le Ficciones de Borges qu'il avait récupéré était écrit en Espagnol et j'ignorai que mon père connut cette langue. Mais tout cela n'avait guère plus d'importance pour moi : je quittai la scène et laissai à d'autres le soin de résoudre l'énigme des deux pages de plus.

Je saluai le Colonel et me rendis sans détour auprès d'Ariadne. Elle avait à son chevet le médecin militaire qui prenait sa tension. "Elle est encore très faible" me dit-il. "Je ne resterai pas longtemps" lui répondis-je. Le médecin quitta la pièce et je pris sa place au coin du lit. Après un instant passé à l'observer dans son sommeil, je me résolus à étendre le bras pour lui prendre la main. Elle était froide. Seules une faible veilleuse éclairait notre scène, et cela donnait une ambiance de veillée funéraire qui me déplut. Puis l'ampoule de la veilleuse rendit l'âme et s'éteignit, nous laissant tous les deux dans le noir. Ceci me donna le courage de parler :

"- Ariadne, je sais que vos sentiments pour votre père sont certainement très difficiles à comprendre pour tout autre que vous-même. Que vous l'aimez mais que vous le haïssez autant. Qu'il vous fait pitié mais que vous l'admirez dans le même temps. Que vous avez souhaité sa mort plus d'une fois, mais que vous souhaiteriez tout autant qu'il fut encore à vos côtés. Sachez juste que quelque part dans ce monde, d'autres jeunes filles connaissent des sentiments équivalents. Elles ont, comme vous, beaucoup de reproches à faire à leurs pères, mais, dans le même temps elle ne souhaiterez pour rien au monde qu'un jour ils ne rentrent pas à la maison. Je suis sûr, par exemple, que la fille du Colonel Madden-Smith vous ressemble. Demain, cette fille, et d'autres peuvent recevoir la nouvelle désastreuse que leur père n'est plus. Qu'il a été tué par les amis de votre père. Et peut-être même par votre père lui-même. Vous connaissez, je le sais, les sentiments que ressentiraient ces enfants orphelins. Je vous demande d'avoir la sagesse de penser à ces enfants et de consentir à aider le Colonel à retrouver la trace de Minos s'il est toujours en vie. Faites-le pour ces enfants."

Ariadne n'avait pas ouvert les yeux, mais elle dit d'une voix forte et claire qui le laissait pas paraître son état :
"- Mon père a été exécuté. Il est mort. Je le sais. J'ai assisté à son exécution. Parmi des milliers d'autres Chinois. Il y a eu des clameurs au moment fatidique. Et comme mes compatriotes, j'ai poussé des cris de joie lorsqu'il expulsa son dernier souffle."

Puis elle ouvrit les yeux et je vis le blanc de ses prunelles dans le noir. Elle tourna son regard vers moi et me dit :
"- Partez sans crainte. Je ne souhaite la mort de personne. Du moins, plus maintenant. J'aiderai votre Colonel. Si je le peux." Puis elle ajouta : "Laissez-moi, maintenant. Je suis fatiguée et je n'aime pas évoquer les fantômes du passé dans le noir."

"- Voulez-vous que je laisse la porte entr'ouverte pour laisser la lumière pénétrer."

"- S'il-vous-plaît, merci." Puis elle referma ses yeux.

Je me levai et ouvris la porte pour quitter la pièce. Mais je m'arrêtai sur le seuil. Dans le couloir régnait une obscurité complète. J'essayai l'interrupteur de la chambre, mais aucune lumière ne s'alluma.
Dans le couloir je pus suivre le faisceau d'une torche électrique. C'était le Colonel Madden-Smith qui s'inquiétait de vérifier si Ariadne ou moi avions été responsables de la coupure électrique.

"- Colonel, que se passe-t-il ? Il fait un noir d'encre ici."

"- Coupure générale d'électricité."
"- Et vous n'avez pas un groupe électrogène de secours ?"
"- Si. Il s'est mis en marche automatiquement, comme prévu."
"- Mais alors comment se fait-il que nous soyons toujours dans le noir ?"
"- D'après nos ingénieurs l'influx d'électricité alimente prioritairement le serveur central où réside ATON, et celui-ci redistribue ensuite l'électricité selon un ordre de priorité défini par le protocole d'urgence. La raison pour laquelle nous sommes encore dans le noir c'est que le serveur central semble refuser de redistribuer l'électricité. En fait, c'est comme s'il avait décidé d'aller à l'encontre des procédures d'urgence et d'instaurer son propre protocole."
"- Mais que s'est-il passé pour que ce soit ainsi ?"
"- Je l'ignore exactement, mais ce que je sais c'est que cette paralysie générale s'est produite presqu'immédiatement après que nous ayons reçu l'email de votre père contenant les 2 pages du Ficciones de la British Library."

24 août 2007

Episode 13. Le dilemne du prisonnier.

La queue.

Le Colonel m’avait accordé de profiter de la nuit pour me reposer. Je sortais de la petite pièce qui m’avait servie de chambre, quand je vis le Capitaine Wallace marcher à grands pas dans le couloir. Il entra sans frapper dans la salle des interrogatoires. Je lui emboîtai le pas, anxieux de prendre des nouvelles d’Ariadne, mais j’entendis très vite le bruit du verrou dans la serrure.
Je fis donc demi-tour et allai dans la salle d’eau pour me débarbouiller et faire d’autres choses.
Un quart d’heure plus tard, je ressortais, satisfait, pour me retrouver nez à nez avec un Colonel Madden Smith au visage fermé et à la colère apparente.
Il me prit durement par le bras et me lança d’un ton qui ne laissait pas la place à la discussion :

« - Venez immédiatement avec moi, Penn ! »

Il me traîna dans le couloir, puis me projeta avec force dans la salle des interrogatoires dont il s’empressa de tourner le verrou.
Je dus m’appuyer sur un fauteuil à roulettes pour ne pas tomber sous la force du geste et, avant que je n’aie pu me redresser, je sentis une main lourde s’abattre sur mon épaule afin de m’obliger à m’asseoir. Je me retournai pour découvrir le visage du Capitaine Wallace illuminé d’un sourire sadique.

« - Espèce de salaud, ça va vous coûter cher ! »

Le Colonel était furieux.

« - On peut dire que vous m’avez bien berné avec vos airs d’humaniste éclairé ... Vous êtes un fieffé gredin, et je vais me faire un grand plaisir de vous faire regretter votre double jeu ! »

Il était clair que je n’allais pas avoir la possibilité de m’expliquer tant que le Colonel agirait sous la colère.

Wallace en rajouta :

« - Mon p’tit salaud, vous allez voir ce que c’est qu’un interrogatoire du S.O.E. ! Et avec moi, vous verrez, vous n’aurez pas besoin de chimiste pour parler ... »

« - Quand je pense que je me suis laissé avoir par votre histoire de bibliothèque et de livre caché. Quel imbécile j’ai été ! Vous avez dû vous croire malin et que plus le mensonge était gros plus vous auriez de chance de nous convaincre ! Vous allez me le payer ! »

Je restai silencieux. Je savais que la tempête ne faisait que commencer et qu’il allait me falloir faire comme Ulysse face aux sirènes : m’accrocher et attendre.

Comme je m’y attendais, la ligne interne sonna. Wallace répondit puis mit l’appareil sur haut-parleur. Une voix s’éleva dans la pièce :

« - Mon Colonel, nous en avons intercepté un nouveau, et celui-là date d’il y a moins d’une demi-heure. Vous voulez écouter la bande ? »

Madden Smith répondit :

« - Merci Lieutnant, faites-nous écouter, s’il-vous-plaît . »

Son regard se plongea dans le mien avec une dureté qui m’obligea à baisser les yeux. La bande enregistrée se fit entendre. Je reconnus ma voix :

« - Oui, c’est moi à nouveau. Je crains de n’avoir été repéré. Il me faut des garanties que tu as bien l’objet en question. Je risque d’en avoir besoin plus tôt que prévu. »

Une autre voix, que je reconnus aussi, répondit :

« - Ne t’en fais pas, c’est dans la poche. Levin m’a confirmé qu’il était bien là où tu le pensais et c’est bien ce que tu cherches. 231 pages, comme tu l’avais prédit. »

Ma voix reprit :
« - Où est Levin maintenant ? »

« - Au centre du Labyrinthe, comme convenu. Personne ne pourra le trouver, rassure-toi. »

« - Et toi ? »

« - En route pour l’y rejoindre. »

« - Sois prudent. Il se peut que vous n’ayez pas de nouvelles de moi avant un moment. Que cela ne vous inquiète pas. D’un moment à l’autre je reprendrais contact pour arranger la livraison. Il est important que vous restiez dans le Labyrinthe, quoi qu’il arrive. Tu me le promets ? »

« - Ne t’inquiète pas pour nous. Mais toi ? Que va-t-il t’arriver ? »

« - Grâce à vous j’ai une longueur d’avance. Plus rien ne peut m’arriver désormais. Merci encore pour tout. »

« - De rien. Prends bien soin de toi. Ne fais pas de bêtises. Reste du bon côté. »

« - Bien sûr, comme toujours. Comme tu me l’as appris. »

« - OK. Je t’embrasse. Salut. »

« - Au revoir. Moi aussi je t’embrasse, papa. »

La conversation enregistrée s’arrêta sur ma dernière phrase.

Je ne vis pas venir la gifle du Capitaine Wallace et elle me laissa une douleur dans le crâne.

Le Colonel Smith s’imposa :

« - Assez Wallace ! Je suis sûr que notre ami saura nous expliquer tout cela de la manière la plus logique qui soit. N’est-ce pas, Mr Penn ? »

« - C’était mon père au téléphone. » Répondis-je, à peine souriant.

« - On avait compris, oui, merci ! Expliquez-nous plutôt, d’une où vous avez caché votre téléphone, et de deux, ce que vous manigancez et à quel groupe vous appartenez. »

« - Il n’y a aucun mystère là-dessous, mon colonel. Premièrement, mon téléphone, je ne l’ai jamais caché, il était là devant vos yeux depuis le début. » Et je lui montrais ma montre, tout dernier exemple japonais de la convergence numérique. « Et deuxièmement, je n’appartiens à aucun groupe, j’essaie juste de vous aider à régler cette affaire dans la dignité. »

Je reçus une nouvelle claque par derrière, courtoisie du Capitaine Arsene Wallace.

« - Ne vous moquez pas de nous, Penn, vous êtes dans le coup avec la chinoise ! Avouez ! »

Le Colonel Smith reprit la parole :

« - Qu’est-ce que votre père et ce Levin ont-ils récupéré ? Et où est le centre du Labyrinthe où ils se cachent ? »

« - Mon Colonel, je vous jure que tout cela ne sert qu’à une chose : protéger les innocents. Mon père a demandé à Levin de récupérer la seule chose qui puisse vous convaincre – vous et le Capitaine - d’arrêter de traiter Ariadne Moon-Tsun et moi-même comme des prisonniers ennemis. Si vous vouliez bien nous faire confiance, nous pourrions régler cette affaire et dénouer les fils de l’énigme. Mais nous ne pouvons pas vous aider si vous vous entêtez à vouloir torturer cette pauvre femme pour lui extirper des secrets qu’elle ne possède pas ! »

« - Je vous ai fait confiance, Penn, à quel prix ! Vous complotez derrière mon dos et pensez pouvoir me faire chanter ! »

« - J’ai saisi ma chance quand je l’ai pu. Oseriez-vous contredire que ce n’est qu’à contrecœur que vous m’avez fait confiance et que vous étiez prêt, ainsi que votre bourreau ici présent, à reprendre vos méthodes de brutes dès que ma méthode s’embourberait ? »

Le Capitaine Wallace prit son élan pour me balancer une nouvelle gifle. Je bloquai son bras avec une force qui l’étonna.
En serrant les dents je lui dis :
« - Je vous conseille de ne plus jamais recommencer cela, Capitaine. »

« - Penn ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Si vous voulez nous aider, alors dites-nous ce que vous avez récupéré ? »

« - La clef, mon Colonel. »

« - ?... »

« - Le livre de Borges que Minos utilisait comme clef. »

« - Mais je croyais qu’il avait brûlé dans l’incendie de sa bibliothèque ? »

« - Son exemplaire à lui, certes. Mais il y avait un autre exemplaire que ses correspondants possédaient, et qui était en tout point identique à la clef utilisé par l’espion. C’était nécessaire pour que ceux-ci décodent les messages envoyés de Grèce. »

« - Mais il devait se trouver en Chine, alors ? »

« - Pas nécessairement. Nous ignorons toujours qui étaient les destinataires des missives de Minos. »

« - Avez-vous réellement retrouvé l’exemplaire du Ficciones aux 231 pages ? »

« - Oui. »

« - Mais où ? Et comment avez-vous fait pour savoir où il se trouvait ? »

« - Maintenant que vous savez l’objet que mon père a en sa possession. Comprenez-vous pourquoi j’ai fait tout cela en secret ? »

« - Expliquez-vous, Penn, nous perdons un temps précieux. »

« - Colonel, connaissez-vous le dilemme du prisonnier ? »

« - Un dilemme auquel vous êtes à deux doigts de faire face si vous ne vous expliquez pas vite ! »

« - Le dilemme du prisonnier est un élément de la théorie des jeux. C’est un principe simple qui veut que, dans les situations où deux parties ont un avantage particulier à collaborer, il subsiste toujours un attrait important pour chacune des parties à rompre l’accord.
Par exemple, si dans le cas de deux prisonniers, on promet à chacun d’eux la liberté s’il dénonce son complice, et sachant qu’aucun des deux ne craint rien car il n’existe aucune preuve de leur culpabilité, et bien on peut être certain que la pire solution sera choisie par les prisonniers et qu’ils se dénonceront réciproquement.
Le seul moyen de palier à cette constante, c’est si les deux mêmes prisonniers se retrouvent, une seconde fois, dans la même position. Ayant la mémoire de la première fois, et comprenant leur erreur d’avoir choisie la pire des solutions, les deux prisonniers finiront par faire le bon choix et opteront pour la solution qui fait leur salut mutuel.
La morale de cette histoire c’est que deux parties opposées ont toujours intérêt à s’entendre, pourvu qu’ils partagent un intérêt commun. »

« - Quel rapport avec notre affaire ? »

« - Jusqu’à présent vous n’aviez pas intérêt à vous entendre avec moi, car moi seul avais quelque chose à perdre, et je n’avais rien à vous offrir. Dorénavant vous savez que je peux vous apporter un élément indispensable à la résolution de l’énigme. Nous sommes donc maintenant exactement dans la même situation que les deux prisonniers : contraints de coopérer. »

« - Petit malin, n’allez pas croire que votre père ou ce Levin pourront nous échapper ! »

Je me mis à rire :
« - Haha ! Colonel, vous me faites bien rire. Vous n’avez aucune idée de ce dont mon père est capable. Il vous fera faire le tour du monde et rentrer bredouille, sans que vous ne vous rendiez compte que, pendant tout ce temps, il était tout tranquillement assis à vos côtés ! ... »

« - Rira bien qui rira le dernier, Penn. Vous non plus vous n’avez pas encore fait connaissance avec l’ensemble des ressources du S.O.E. »

« - Que décidez-vous, Colonel ? On perd tous les deux, ou on gagne ensemble ? »

« - Je n’aime pas vos méthodes, Penn. Mais vous savez ce que vous faites. J’ignore toujours comment vous avez réussi à localiser l’exemplaire jumeau de la clef de Minos. »

« - Comme preuve de ma bonne volonté, je veux bien vous révéler mon secret. Voyez-vous, Colonel, je ne pouvais pas me permettre d’attendre. Il me fallait agir immédiatement. J’avais une longueur d’avance sur vous que je n’étais pas certain de pouvoir conserver longtemps. Après les révélations de l’hypnose d’Ariadne, un certain nombre de choses se sont éclairés pour, moi. Et je savais que vous ne les verriez pas immédiatement, mais qu’il n’était qu’une question d’heures avant qu’elles ne fassent jour aussi pour vous. »

« - Faites attention à ce que vous dites, Penn ? Vous me prenez pour un demeuré, un lent-à-la-détente ? »

« - Pas du tout mon Colonel, au contraire, je craignais votre perspicacité. Mais voyez-vous, mon Colonel, ‘l’Etrange cas de Tzinacan’ n’a pas de secrets pour moi. Je l’ai lu des dizaines de fois, et je pense connaître nombre de ses passages par coeur, à force de les avoir travaillés. »

« - Mes félicitations. Qu’est-ce que vous voulez que j’en ai à faire ? J’avoue que j’aime bien lire ce maudit bouquin, mais je ne m’amuserai pas à le relire, ça non ! »

« - Exactement, mon Colonel ! Mon seul avantage sur vous est d’avoir déjà lu ce roman jusqu’à la fin. Ce qui a rendu la localisation du Ficciones aux 231 pages, un véritable jeu d’enfant ... »


Le corps.

J’écris ces dernières pages de mon appartement. Les lumières sont éteintes et je fais le moins de bruit possible. Lorsque je suis rentré de mon long périple dans les rues de Londres, la police avait posé des scellés sur ma porte. J’ai dû les fracturer pour entrer chez moi. J’ignore quelles conséquences ce geste peut m’apporter et cela m’est égal. Si ce que Tzinacan m’a révélé est exacte, je ne vois pas comment ces trivialités pourraient avoir la moindre importance. Si Tzinacan m’a trompé, alors je suis perdu de toute manière.
D’après Tzinacan, je connais désormais la localisation secrète d’un livre qui prouve le caractère prophétique des fictions de Borges et qui révèle, par la même occasion, les mystères de l’humanité. Toute cette histoire a commencé parce que j’avais choisi comme sujet de thèse de doctorat de démontrer que les idées présentées dans l’oeuvre de Borges n’avaient rien d’apporter de nouveau à l’humanité. La secte des Trois-Croix était convaincue exactement du contraire et ses membres semblaient prêts à tout pour affirmer leur point de vue. Après les deux jours les plus angoissants de ma vie, je suis désormais persuadés que tout cela ne vaut pas la moindre peine.
J’ai fini par accepter la ‘récompense’ de Tzinacan. S’il existe un ouvrage d’une telle valeur, alors il saura certainement m’aider à retrouver une vie normale. C’est le seul souhait que je veux formuler.
J’ai consigné dans ce blog les détails de cette affaire, tels que je les ai vécus. Se sont-ils réellement déroulé ainsi ? Ai-je été victime d’illusions ou de troubles psychiques ? A relire ce que j’ai écrit, je ne peux plus rien affirmer de définitif. Nos sens ne nous appartiennent pas.
Dans moins d’une heure, je serai fixé. J’ai déjà préparé ce dont j’ai besoin. Tzinacan m’a donné la localisation précise du mystérieux document qui est ma récompense. Il se trouve dans la British Library, au deuxième sous-sol, sur la première rangée de la troisième allée. Lorsque je me suis inquiété de savoir comment je pourrais bien m’introduire dans les sous-sols de la British Library, Tzinacan a insisté que cela ne serait pas un problème, et qu’à minuit précise tous les systèmes de sécurité seraient désactivés et les portes automatiques seraient déverrouillées. Cette précision m’avait fait sourire, car je me rendais compte que, venant des Trois-Croix, un tel exploit semblait crédible.
Je n’ai pas la moindre idée de ce que je ferais une fois le livre récupéré. Peut-être irai-je l’apporter à la police, ou bien le détruirai-je ? Je sais par contre que, quoi que je trouve, j’y porterai toute mon attention. Ma curiosité a été poussée à l’extrême par tant de mystères et je veux connaître la fin de l’histoire.
Voilà ce sont mes derniers mots pour ce soir. J’espère, demain, en écrire d’autres, inspirés par plus d’espoir.


La tête.

Le récit s’achève sur cette dernière ligne. Mais, collé contre la dernière page, se trouve un papier plié en quatre aux bords inégaux.

C’est une coupure de presse. Vous la dépliez et lisez :

« Le mort mystérieux de la British Library enfin identifié »

« Une semaine après la découverte macabre d’un corps broyé entre deux étagères de la British Library, la victime vient enfin d’être formellement identifiée. La police a, en effet, révélé avoir découvert, sur le net, le blog d’un homme affirmant vouloir se rendre en exploration nocturne dans les sous-sols de la British Library, le soir précédant la découverte du corps broyé. La police affirme aussi avoir comparé l’ADN de la victime avec des échantillons procurés auprès d’un ami de la victime présumée. Les deux échantillons étant identiques, les officiers de police peuvent désormais révéler que la victime était bien le jeune bloggeur, employé par la firme The Company. Le jeune homme était âgé de 34 ans et vivait seul à Westminster. Son nom est F.C. Bachellerie. Les obsèques , organisés par ses collègues de The Company auront lieu ce samedi. »

L’un de ces maudits vertiges vient vous tirailler le crâne à nouveau, et vous fait perdre l’équilibre.
Vous enjambez les meubles avec hâte jusqu’au hall d’entrée, où vous savez que pend votre manteau. Vous fouillez dans vos poches jusqu’à trouver le flacon de pilules. Vous l’ouvrez avec agitation et glissez l’une de ses pilules dans le fond de votre gorge où elle descend sans mal.
En retirant le flacon de votre poche, un carton est tombé par terre. Vous le voyez et pouvez lire en lettres déliées :

« La mise en terre de M. F.C. Bachellerie aura lieu le Samedi 9 Août 2015, au cimetière de Buenos Aires. Vous êtes conviés à honorer sa mémoire dans l’intimité de ses proches à partir de 12 heures. »

Vous perdez connaissance.

01 juillet 2007

Episode 12. Deux pages de plus.


La queue



« - Il faut que vous compreniez à quel point la vie à la maison était ennuyeuse. Même les jours où mon père n’était pas en voyage à l’étranger, je ne le voyais que quelques minutes le matin, avant qu’il ne s’enferme dans la bibliothèque pour y rédiger son courrier. Il y restait jusqu'à une heure très tardive. Ma mère lui y apportait son dîner. J’étais endormie depuis longtemps lorsqu’il quittait son bureau. Je me rappelle qu’il portait toujours une grande attention à ne pas faire de bruit afin de ne pas me réveiller. Mais, malgré toutes ses précautions, presque chaque nuit, je m’extirpais d’un demi-sommeil afin de savourer pleinement son tendre baiser sur le front. Le lendemain de ces journées passées à écrire, mon père partait avec une quinzaine de lettres dans sa sacoche et quittait la maison avant que nous n’ayons pris notre petit-déjeuner ma mère et moi. Lorsque je lui demandais où il allait, il me répondait : « A la poste ». Pourtant il ne revenait chez nous qu’en pleine nuit, bien après l’heure de fermeture de la poste centrale.
Lorsque mon père était parti et que je n’étais pas a l’école, je passais mon temps dans la bibliothèque à jouer avec ce que je trouvais sous la main. »

« - Que lisiez-vous parmi les livres de la bibliothèque ? »

Cela faisait bientôt une heure qu’Ariadne Moon-Tsun, l’esprit détendu par l’état de transe, nous racontait par le détail sa jeunesse athénienne. Je m’étais permis d’interrompre le flot désordonné du récit, car nous n’avions plus qu’une demi-heure avant la fin du délai que m’avait accordé le Colonel Madden-Smith, et un agent avait annoncé que l’avion dépêché pour aller chercher ‘le chimiste’ venait d’atterrir à Lacarna. J’étais persuadé qu’une grande partie du mystère qui occupait le S.O.E. résidait dans les ouvrages que Minos avait fait lire à sa fille, et certainement, parmi ceux-ci, la version originale de Ficciones de Jorge Luis Borges en Espagnol, langue que Minos avait d’abord apprise à sa fille avant de la forcer à l’oublier. Or, depuis ses tout premiers mots sous hypnose – récitant la première ligne de la nouvelle ‘la Bibliothèque de Babel’ – Ariadne n’avait plus fait aucune allusion à la moindre de ses lectures d’enfant, et encore moins au Fictions de Borges.

« - Il n’y avait rien à lire dans la bibliothèque. » Me répondit-elle avec assurance.

Je portai un regard de surprise en direction du Colonel Madden-Smith. Ce dernier haussa les épaules, la conversation se passant en Mandarin, il n’avait pu comprendre cette dernière phrase.

« - Vous voulez dire, rien qui ne convienne à une enfant de votre âge ? » Lui demandai-je de préciser.

« - Non. Je veux dire rien à lire … À part … »

Elle laissa sa phrase en suspend, et un moment j’eus l’impression qu’elle était en train de se réveiller de l’hypnose. Mais elle reprit :

« - … à part ce livre à couverture bleue. »

Je traduisis rapidement notre échange au Colonel Madden-Smith et celui-ci me murmura :
« - Qu’est-ce qu’elle nous raconte ? Toute une bibliothèque et un seul livre ? … Je croyais que lorsque le feu avait pris dans la pièce, les rayons remplis de livres avaient propagé le feu à tout l’édifice ? »

Je repris la conversation :
« - Ariadne, rappelez-vous bien. Dans la bibliothèque, vous êtes sure que les rayons étaient vides ? Qu’il n’y avait qu’un seul livre ? »

Je me souvins que l’édition originale de Ficciones, imprimée par Victoria Ocampo, avait une couverture d’un bleu très reconnaissable. Il était fort possible que Minos n’ait eu que ce livre-là dans sa bibliothèque. La réponse d’Ariadne rajouta de la confusion :

« - Non. Les rayons étaient entièrement remplis. Il n’y avait aucun espace libre. Il y avait des milliers de livres dans la bibliothèque. Vous ne comprenez pas ce que je veux dire ? »

Je traduisis en Anglais, et à peine ma traduction terminée, la voix de Madden-Smith se fit entendre sans qu’il ne prenne plus la peine de chuchoter :

« - Eh bien voilà qui est mieux ! Un instant j’ai cru qu’elle avait perdu la raison ! »

« - Silence, Colonel ! Ordonnai-je. Vous risquez de briser la transe ? »

Puis je m’adressai à nouveau à la jeune Chinoise :

« - Nous vous comprenons, maintenant, Mademoiselle. Nous avions cru que vous aviez dit qu’il n’y avait rien d’autres à lire dans la bibliothèque qu’un seul ouvrage. »

« - C’est correct. »

Elle fit une pause, pendant laquelle je crus que j’allais perdre patience, puis tout s’éclaira :

« - Les milliers de livres qui tapissaient les murs de la bibliothèque étaient tous des exemplaires du même ouvrage : Ficciones de Jorge Luis Borges. Malgré tous mes efforts pour y trouver quelque chose de nouveau, je n’y ai jamais vu rien d’autre que cet inutile livre bleu, répété pratiquement à l’infini. »

J’interrompis à nouveau l’entretien en Mandarin pour mettre à jour mon hôte Anglais. Ce dernier ne vit pas l’importance d’une telle découverte :

« - Dites-moi, Mr Penn, ce livre, c’était une véritable obsession pour Minos ! Aller jusqu'à collectionner des milliers d’exemplaires de la version d’origine de Fictions … »

« - Vous ne comprenez donc pas, Colonel ? »

« - Quoi donc Penn ? Qu’y a-t-il donc a comprendre d’autre que Minos avait l’obsession de cet ouvrage ? »

« - Mon Colonel, combien croyez-vous qu’il y ait eu d’exemplaires de Ficciones dans la bibliothèque de Minos ? »

« - Je ne sais pas : mille, deux mille, peut-être. Quelle différence cela fait-il ? »

« - Si l’on part du principe que la pièce faisait – disons - 4m sur 4m et que les rayons recouvraient trois des quatre murs jusqu'à une hauteur de 2m. Alors la bibliothèque couvrait une surface de … 24 m2, soit 240 000 cm2. Ficciones dans sa version originale avait un dos peut-être d’1 cm d’épaisseur, maximum. Et en hauteur devait mesurer maximum 10 cm, donc le dos de chacun des exemplaires devait occuper 10 cm2 de la surface de la bibliothèque. Ce qui signifie qu’il y avait à peu près 24 000 exemplaires de Ficciones dans la bibliothèque de Minos. »

« - OK. Belle démonstration de géométrie. Où voulez-vous en venir ? »

« Savez-vous, Colonel, combien de ces versions originales ont été imprimées par Victoria Ocampo à l’époque ? »

« - Non. Combien ? »

« - Trois mille. Ce qui était déjà beaucoup pour le livre d’un auteur Argentin dont le succès était alors limité à un petit groupe de proches. »

Je repris et conclus :

« - Ce qui prouve que Minos ne collectionnait pas les versions originales de Ficciones. Les 24 000 exemplaires n’étaient pas là par passion pour l’auteur. Ils avaient été reproduits spécialement pour Minos et devaient servir un but bien précis. Peut-être même étaient-ils particulièrement importants pour l’activité professionnelle de l’espion Maoïste ? Nous devons découvrir quel était ce but si nous souhaitons découvrir le message posthume que Minos nous envoie par le biais de sa fille. »

Le Capitaine Wallace fit son entrée dans la salle d’interrogatoire, avec une délicatesse qui lui est propre.

« - Colonel, le chimiste est arrivé. Je le fais entrer ? »

Ariadne s’agita dans sa chaise, de grosses perles de sueur étaient apparues sur son front.
Je poussai les deux hommes à l’extérieur de la pièce.

« - Capitaine, faites patienter notre ‘chimiste’. Nous avons encore besoin de quelques minutes et je crois que nous aurons fait encore plus de progrès. »

Le Capitaine se tourna vers son supérieur hiérarchique :

« - Quels sont vos ordres, mon Colonel ? »

Je m’adressai alors a Madden-Smith :

« - Colonel, laissez-moi quelques minutes avec Melle Moon-Tsun, la séance se passe parfaitement. Nous allons en apprendre encore plus sur l’étonnant contenu des rayonnages de la bibliothèque de Minos et alors nous serons en mesure de préciser le message posthume qu’il y a légué à sa fille. »

« - Mon cher Mr Penn, je ne vois toujours pas où vous voulez en venir. Ce que nous dit la Chinoise est certes très étonnant, mais rien ne nous prouve que ce qu’elle raconte ait une quelconque relation avec le fait que son dernier roman constitue le plus éminent danger pour nos démocraties. »

Je regardai ma montre, puis repris :

« - Colonel, d’après notre accord, il me reste encore un peu plus de dix minutes avec Ariadne. Ne les gâchons pas en bavardant. Laissez-moi retourner auprès d’elle et utiliser du mieux possible ces dix minutes. Nous ferons un point sur ce que nous avons appris après ce délai. »

Sans attendre son consentement, je retournai dans la salle d’interrogatoire. Ariadne Moon-Tsun continuait de suer, et son visage était dorénavant crispé.

« - Ariadne, parlez-nous de ce livre, Ficciones, dont les exemplaires identiques recouvraient les murs de la bibliothèque. Vous l’avez lu ? »

Ariadne répondit, mais sa respiration se faisait difficile et ses phrases étaient incomplètes :

« - … 231 … pas 229 … tous avaient … c’était le seul … et puis Papa … d’abord il n’a pas aimé … m’a disputé … puis ça lui a plu … il a pensé … et il m’a donné le livre … je connaissais tout … par cœur … et là … à un moment … c’était nouveau … j’ai aimé … il m’a dit … apprendre celui-là par cœur … il fallait … le réciter … un passage tous les jours … deux pages de plus … que les autres … mais c’était le même que les autres … deux pages seulement … c’était 231 … pas 229 … pas 229 … »

Elle finit par perdre conscience. Je pris son pouls, il ne battait que faiblement. Je la pris dans mes bras et l’allongeai sur le sol. En appelant le Colonel :

« - Colonel, son pouls est très faible, appelez un médecin ! »

Le médecin est arrivé très vite. Il lui a administré un remontant et a préconisé du repos. Ça n’a pas plu au Colonel, mais il a fini par accepter qu’un lit de camp soit apporté dans la salle d’interrogatoire, et l’on a pu allonger Ariadne de manière plus confortable.

Je fis alors mon rapport au Colonel :
« - Son récit n’était pas clair, mais je crois avoir deviné que parmi tous les exemplaires du Ficciones, un seul avait la particularité de comporter deux pages de plus que tous les autres : 231 pages, au lieu de 229. La petite s’ennuyait tellement qu’elle a fini par découvrir l’ouvrage erroné. Son père lui en a d’abord voulu, puis il y a vu un intérêt, et il lui a fait apprendre par cœur cet ouvrage, et il lui a demandé d’en réciter un passage tous les jours. »

« - Qu’est-ce que cela apporte à notre affaire ? » Questionna la militaire.

Je me grattai la tête à la recherche d’une réponse logique.

Madden-Smith perdit patience :

« - Je fais intervenir le chimiste immédiatement. »

« - Quoi ? hurlai-je. Colonel, vous avez entendu le médecin : Ariadne a besoin de repos. Vous ne pouvez pas prendre le risque de lui imposer un nouvel interrogatoire ! »

« - Non ! Le risque que je ne peux pas me permettre de prendre est de gâcher à nouveau de précieuses heures sur des histoires de bibliothèque ! Bibliothèque – qui au demeurant – a fini comme finissent vos brillantes idées : en fumée ! »

Je reçus cette dernière phrase comme un choc. Etait-il possible que … ? Tout s’éclairait. Là était la seule explication possible.

J’accrochai Madden-Smith par la manche :

« - Mon Colonel. L’incendie chez Minos n’était pas destiné à éliminer l’agent Maoïste. Vous et moi étions persuadés que cette manœuvre avait été un fiasco et n’avait fait que renforcer la détermination de Minos à lutter contre les puissances occidentales. Mais contrairement à ce que nous pensions, ça n’a pas été un fiasco, bien au contraire, le succès de la mission a été complet ! En effet, l’objectif des incendiaires n’était pas de détruire Minos. Leur objectif – qui a bien été atteint – c’était de détruire la bibliothèque ! Et en particulier cet exemplaire unique de 231 pages de Ficciones ! »

L’officier du S.O.E. me lança un regard qui signifiait qu’il me considérait désormais comme complètement fou :

« - De quoi parlez-vous ? Un incendie pour détruire un seul livre ? Cela ne tient pas debout ! »

« - Au contraire, mon Colonel, c’est très logique. Supposons que vous souhaitiez vous cacher, quel endroit est le mieux indiqué qu’une foule ? Si cette foule est faite de gens qui vous ressemble comme deux gouttes d’eau, c’est encore mieux. Où cacher le mieux un livre que dans une bibliothèque qui ne contient que les exemplaires apparemment identiques du même livre ? Mais si votre livre est strictement identique à tous les autres, alors d’une part il vous sera très difficile d’y retrouver vous-même l’exemplaire original, et, d’autre part, il suffira à vos ennemis de trouver l’une de ces copies pour y découvrir les secrets de son étalon, parfaitement identique. Donc, pourquoi ne pas produire 23 999 livres parfaitement identiques comportant chacun 229 pages, et un seul exemplaire unique comprenant deux pages de plus. Mélangez cet exemplaire unique aux 23 999 autres livres dans la forêt d’une bibliothèque, et vous avez là probablement la meilleure cachette imaginable. »

« - Cela expliquerait pourquoi Minos n’a tout d’abord pas apprécié que sa fille découvre cet exemplaire unique. »

« - Oui. Avant qu’il ne se rende compte de l’avantage qu’il pouvait en tirer. En imaginant que le livre vienne à disparaître, la mémoire de sa fille pourrait retranscrire le texte fidèlement. Il éviterait ainsi de prendre le risque de produire des copies du livre, tout en assurant qu’un duplicata existe, dans la tête de son propre enfant. »

« - Mais quel rôle ce livre de 231 pages jouait-il dans la mission de Minos ? Et pourquoi vouloir éviter que quiconque s’en empare ? »

« - Là-dessus, on ne peut que formuler des hypothèses. Mais d’après ce que dit Ariadne, son pere passait beaucoup de temps à rédiger des lettres enfermé dans la bibliothèque. Son rôle d’espion de la Chine Maöiste lui indiquait certainement de ne communiquer avec ses supérieurs que par l’intermédiaire de messages codés … »

Le vieux militaire finit ma phrase :

« - … et le livre de 231 pages était sa clef ! »

« - Absolument ! Seule une autre personne en possession d’un ouvrage identique pouvait être à même de décoder les messages envoyés par Minos, en utilisant le livre comme clef de code. Nul doute que ses supérieurs avaient accès à ce même livre. »

Le Colonel enleva son beret et se frotta la tete, puis il tourna les talons en direction de la porte.

« - Où allez-vous Colonel ? »

Sur le pas de la porte, il se retourna et me regarda avec un grand sourire :

« - Je m’en vais annoncer au chimiste que nous n’avons plus besoin de ses services. »

Au plus profond de mon cœur, je sentis la joie de cette victoire.


Le corps.

À six heures du matin, le soleil se leva sur Buenos Aires. Le réveil posé sur la table de chevet de Borges marquait six heures, de même que la montre au poignet de mon avatar. Mais pour moi, assis face à l’écran de l’ordinateur du café internet de Piccadilly Circus , il n’était que minuit et demi. Le temps dans le Buenos Aires d’une Autre Vie s’écoulait trois ou quatre fois plus vite que dans la réalité. C’était certainement une idée des programmeurs des Trois-Croix afin d’accélérer la septième renaissance de Jorge Luis Borges.
Il ne restait que quelques minutes à mon forfait internet et je n’avais plus de monnaie pour prolonger mon accès. Je prévins donc Borges que j’allais devoir le quitter. Il me demanda pourquoi il ne m’était pas possible de rester avec lui plus longtemps. Je lui répondis que j’étais un rêve et qu’il n’était pas permis aux rêves de durer au-delà de la nuit. Il me demanda si je pensais que, lui aussi, il était un rêve pour moi. Je souris derrière mon écran, et lui répondis très sérieusement qu’il me semblait, en effet, fort possible que je vive dans un rêve moi-même. Il répliqua que l’histoire d’un rêveur rêvé ne lui semblait pas sans intérêt esthétique. Je compris par ces mots qu’il était sauvé et son visage s’effaça de mon écran, pour être remplacé par une fenêtre m’annonçant la fin de mon crédit.
Je ne crois pas qu’il serait décent de reproduire l’intimité de notre conversation. Révéler le dialogue de deux hommes rêvant qu’ils sont une seule et même personne me semblerait aussi indiscret que de permettre à des inconnus de lire mes pensées. Tout ce que je peux révéler, c’est qu’il m’a fallu avouer à Borges certains détails de son passé, mais aussi certains détails de son futur, afin de le persuader de ne pas mettre à exécution son projet de suicide. En particulier, je dus lui annoncer la mort prochaine de son père. Il en pleura, mais ses larmes laissaient transparaître moins le chagrin que le soulagement. Nous parlâmes aussi longuement de cette fin d’après-midi passée dans un appartement de la place Dufour, à Genève, et des conséquences effroyables que cette pénible expérience eut sur le jeune Borges. Je dus évoquer le projet Tzinacan et les Trois-Croix afin d’exorciser cette ignoble découverte. L’effroi de la paternité s’effaça doucement chez le jeune homme lorsqu’il comprit que, de son destin, naîtrait le projet miraculeux de la procréation sans copulation.
Les mains plongées au fond de mes poches, je m’éloignai de l’agitation nocturne de Piccadilly Circus, le froid s’imposant dans les recoins de mon vêtement. La fatigue, s’ajoutant au froid, me tira un frisson et une larme. Mais j’étais heureux d’avoir été l’outil de la première renaissance de Borges.

Mon téléphone portable sonna et je chaussai mon oreillette bluetoooth.

« - Oui, allo. »

Une voix distordue, métallique, à peine humaine me répondit :

« - F.C. Bachellerie , Tzinacan vous remercie de votre participation à notre projet.

« - La barbe Tzinacan ! Votre projet, c’est de la foutaise ! Même si j’avoue que les talents de vos programmeurs sont à la hauteur de vos ambitions débiles … J’ai tenu mes promesses, tenez les vôtres. »

« - Votre action mérite une récompense. Pour accéder à votre
récompense, veuillez suivre nos instructions. »

« - Écoutez, Tzinacan, je ne veux pas de récompense ! Vous m’avez promis que je retrouverais une vie normale si je vous rendais service, alors j’attends que vous vous expliquiez avec la police. Un type est mort à Queen Anne’s Gate qui a essayé de me tuer, et la police est à ma recherche, alors gardez votre récompense et rendez-vous de ce pas à Scottland Yard afin de me laver de tout soupçon. »

La voix s’était tue à l’autre bout de la ligne. Alors je repris :

« - Tzinacan, je suis désolé pour votre homme de main, mais c’était lui ou moi. Et je suis heureux pour ma part que ce soit lui qui soit resté sur le pavé, plutôt que moi ! Je ne sais pas combien de vos assassins vous avez mis sur mon dos, mais vous avez intérêt à les rappeler immédiatement si vous ne voulez pas que je leur fasse subir le même sort ! »

J’étais dans un tel état de faiblesse physique que je me demandai bien comment j’allais faire pour m’en sortir si un autre de ces étranges êtres à la peau noire - et qui avait mon visage - me tombait sur le dos. Mais, pour une raison qui m’échappait, je me sentais une énergie morale capable de ravager toutes les conspirations.

La voix de Tzinancan me répondit :

« - Tzinacan n’a pas connaissance de cette affaire. »

« - Ne vous foutez pas de moi Tzinacan ! Vous avez lancé cet appel au meurtre sur internet, alors ne faites pas l’innocent. Je sais que vous avez un service de sécurité, et cela m’étonnerait que l’un d’eux se soit mis à faire du zèle sans que vous ne soyez au courant. »

La même voix répéta froidement :

« - Tzinacan n’a pas connaissance de cette affaire. Veuillez préciser votre requête. »

« - Préciser ma requête ? … Je vous l’ai dit Tzinacan, ce que je veux c’est que vous alliez expliquer toute cette affaire à la police, immédiatement ! »

« - F.C. Bachellerie, votre demande ne pourra être satisfaite qu’une fois que vous serez en possession de votre récompense. Veuillez suivre nos instructions. »

« - Alors c’est comme ça que vous respectez la parole donnée !? Je réponds à votre requête et vous me demandez d’en accomplir une nouvelle avant de tenir vos engagements ? Désolé, mais ce n’est pas l’idée que je me fais d’un contrat ! Votre récompense, vous pouvez aller la chercher vous-même et vous la mettre là où je pense ! »

J’avais tellement haussé la voix que quelques passants s’étaient retournés sur moi dans la rue.

« - F.C. Bachellerie, nous souhaitons vous apporter la preuve irréfutable du destin divin de Jorge Luis Borges. »

Je réfléchis un instant, puis éclatai d’un grand rire :

« - Ah ! Parlons-en du destin de Borges, de ses soi-disant renaissances successives ! Et si je vous apportai, moi, la preuve irréfutable que tout votre projet Tzinacan et les croyances de votre groupe des Trois-Croix, ce ne sont que des foutaises ? Hein ? Qu’est-ce que vous dites de cela, Tzinancan ? »

« - Je doute que vous puissiez prouver ce que vous avancez. »

« - Alors, écoutez-moi bien Tzinacan ! Je viens de passer quelques heures avec un Jorge Luis Borges parfaitement identique au Jorge Luis Borges historique. D’après vos croyances, le soir du 25 Août 1934, eût lieu la première renaissance de Jorge Luis Borges : une sorte de révélation divine qui lui aurait fait comprendre le sens de l’univers et l’aurait convaincu de ne pas se supprimer. »

« - Ce fût la nuit sacrée où Borges prit conscience de son destin de messager. Oui. »

« - Des conneries, oui ! Si je n’étais pas intervenu, ce soir, dans la chambre de l’hôtel Las Delicias, votre Borges parfaitement identique se serait suicidé, et vous le savez, sinon pourquoi auriez-vous eut tellement besoin de mon aide ?
Malgré la précision de votre reconstruction historique, malgré l’illusion parfaite de la réalité, il n’y a eu aucune révélation divine, aucun pouvoir supérieur qui ne s’est révélé à Borges. Aucune marque d’un destin unique. »

« - Jusqu’à ce que le miracle se produise, et que vous veniez frapper à la porte de Borges. »

« - Désolé Tzinacan, mais je n’ai pas la tête d’un miracle. Ce qui s’est produit est un pur facteur humain, il n’y avait rien de divin dans mon intervention. Et même si ça avait été le cas, vous savez très bien que dans la réalité une telle chose n’a pas pu se produire. »

« - En êtes-vous si certain ? »

« - Vous n’êtes peut-être pas au courant, Tzinacan, mais nous ne vivons pas dans un univers virtuel. Ici, les murs ne sont pas faits de pixels et nous ne sommes pas les pions de joueurs. »

« - En êtes-vous si certain ? »

« - … ? … Ahhh !… Tzinacan, vous n’allez pas me servir la théorie fallacieuse que notre monde est une simulation ?!... »

« - Le Borges simulé que vous avez rencontré cette nuit dernière n’avait aucun moyen de comprendre qu’il ne parlait qu’à un avatar dirigé par un humain venu d’une réalité éloignée. En supposant que vous rencontriez un autre F.C. Bachellerie venu d’une autre réalité, vous n’auriez, vous non plus, aucune possibilité de découvrir sa véritable nature. Aucun de nos sens n’a la faculté de communiquer à notre conscience la vraie nature de ce qui nous entoure. Tout comme le Borges d’une Autre Vie n’a pas été conçu pour reconnaître que les murs de sa chambre d’hôtel sont le produit d’un programme informatique. »

« - Cette idée manque d’originalité, Tzinacan. D’autres, avant vous, ont vu dans notre monde le seul produit de nos sens. Vous avez entendu parler de l’évêque Berkeley ?.. Et je ne crois pas qu’au XVIIe siècle, on avait accès à internet dans les colleges de Dublin … »

« - Vous avez raison. Ce n’est pas une idée nouvelle. Certains précurseurs ont eu l’intuition de ce que, plus tard, Borges révélera dans sa prophétie ‘les Ruines circulaires’ … cette étonnante réalité que nous ne sommes tous que des rêveurs rêvés. »

« - ‘Les Ruines circulaires’ ? … D’accord, c’est une jolie histoire bien écrite, mais on est dans la fiction là, pas dans la prophétie ! Borges essaie d’exprimer, dans cette nouvelle, son complexe face à la paternité. Il ne s’agit pas de décrire une quelconque intuition de la réalité. »

« - F.C. Bachellerie , ne voyez-vous donc pas ce que Borges exprime dans son thème récurrent du double ? C’est la prophétie d’un autre soi-même qui, dans une réalité supérieure, guide et commande nos geste … et jusqu’à nos sentiments ! »

« - Mais non ! Le double que Borges met en scène dans des nouvelles comme ‘l’Autre’ ou ’25 août 1983’, c’est l’image qu’il a de son père : un autre soi-même plus âgé, plus expérimenté. Jorge Luis et son père ne partageaient-ils pas le même prénom ? Et, à cause de cela, la première œuvre littéraire de Jorge Luis ne fût-elle pas attribuée par erreur à son père, Jorge Borges ? Il suffit de lire l’avant-dernier poème de son recueil ‘l’Autre, le même’, intitulé ‘au Fils’, pour s’en convaincre. »

« - Heureux que vous mentionniez le recueil ‘l’Autre, le même’. Peut-être saurez-vous vous rappelez les phrases essentielles d’un autre de ses poèmes au titre évident : ‘l’Autre’. ‘… Tout en sachant qu’un autre – un Dieu – frappe d’un brusque éclair notre labeur obscur …’
‘Un autre’ … ‘un Dieu’. Ne voyez-vous donc pas que cet ‘Autre’, ce ‘Même, ce double si essentiel à Borges, c’est un Dieu invisible qui dirige notre ‘labeur’ ? Dieu est un autre nous-même, nous révèle Borges. Autrement dit, nous ne sommes que l’avatar d’un double éloigné. Et notre vie est dictée par les ‘éclairs’ (les impulsions électriques ?) de cet Autre ! »

« - Mais … »

Je ne savais que répondre, car je connaissais presque par cœur ce poème qui, effectivement, évoquait le Dieu historique. Et je me souvenais qu’il se terminait par ces mots terribles pour l’humanité : ‘A nous les scories.’

Tzinacan reprit :

« - Il est inutile de discuter davantage. Si mes paroles ne vous ont pas convaincu, la récompense qui vous est destinée saura le faire. Il existe, en effet, un document, un ouvrage unique, qui renferme la preuve irréfutable de la nature de Borges. Ce livre recèle la vérité sur notre monde. Ce document, seuls les initiés des Trois-Croix savent où il est conservé. Il vous est destiné. Pendant des années, nous avons consciencieusement préservé le secret de son existence. Mais aujourd’hui, nous avons décidé de le révéler au monde. Car votre thèse, F.C. Bachellerie, pourrait détruire les efforts de plusieurs générations. Vous détruire ne détruirait pas ce que vous avez engendré, et votre création se perpétuerait de génération en génération. Non. La solution n’est pas de vous vaincre, F.C. Bachellerie. La solution est de vous convaincre. Nous savons que cet ouvrage en aura le pouvoir. Etes-vous prêt à recevoir une telle récompense ? »

J’écoutais Tzinacan avec fascination. L’évocation du poème ‘l’Autre’ avait jeté le trouble dans ma raison. Et les nombreux rêves éveillés que j’avais vécus ces dernières heures avaient fait vaciller mon incrédulité. Tandis que Tzinacan déroulait son discours, j’avais continué à marcher sans but dans les rues sombres de Londres. J’avais marché ainsi pendant un bon moment, si bien que j’étais désormais très éloigné de Piccadilly Circus. Sans que je ne m’en rende compte, j’avais traversé à nouveau Saint-James’s Park, avais dépassé Birdcage Walk et me trouvais face à l’étroit passage de Queen Anne’s Gate – l’endroit même où j’avais lutté dans un combat au couteau avec un autre moi-même, au corps carbonisé et qui n’avait pas de nombril. Tzinacan continuait à parler, mais je ne l’écoutais plus. En effet, mon attention était absorbée par une autre découverte : là où, quelques heures plus tôt, j’avais tué un homme, n’existait plus aucune trace de notre lutte. Le corps avait disparu, ainsi que le couteau. Je ne pouvais voir aucune trace de sang sur le pavé. Le seul indice de notre combat était un insignifiant tuyau de métal, qui avait roulé contre un mur de briques.

06 janvier 2007

Episode 11. Les créatures du monde hybride.

La tête.

"Tout s'explique par la logique".

Ces mots ont été écrits au crayon en marge de ce que vous venez de lire. Vous reconnaissez l'écriture de F.C. Bachellerie, pareille à celle qui figurait dans les lettres que vous receviez régulièrement de sa part.
"Tout s'explique par la logique" ... voilà une phrase qui n'était pas communément utilisée par le F.C. Bachellerie que vous connaissiez. Vous vous rappelez d'une anecdote qu'il vous avait révélée dans l'un de ses courriers, et qu'il avait utilisée pour vous inciter à garder un esprit ouvert face aux phénomènes paranormaux. Un magicien professionnel était déterminé à lutter contre les charlatans et offrait un million de dollars à qui était capable de produire un miracle qu'il lui serait impossible de répliquer. Pendant des années, personne ne réussit à relever le défi du magicien, et il s'était forgé une solide réputation de justicier sceptique et rationnaliste. Jusqu'au jour où le magicien reçut la visite d'un inconnu, un homme venu de l'Est. L'Oriental se fit confirmer les termes du défi : produire un miracle que le magicien ne saurait reproduire dans un délais de 40 jours. L'inconnu posa alors un livre sur la table basse du salon du magicien, et s'en alla.
Les dix premiers jours, le magicien étudia le livre. Puis le magicien passa les dix jours suivants à la bibliothèque, le nez plongé dans des livres poussiéreux. Les dix jours qui suivirent, le magicien partit dans l'Est et y rencontra des sages, des ermites et des penseurs. Pendant les derniers dix jours, le magicien s'isola pour méditer.
Le quarantième jour, l'Oriental se présenta au domicile du magicien. Ce dernier lui tendit un chèque d'un million de dollars, vendit ses biens, donna l'argent à des causes, et quitta le pays pour une destination inconnue. On ne le revit plus jamais. L'inconnu qui avait gagné le défi repartit dans son pays en emportant avec lui le livre miraculeux. Personne ne sut jamais ce que contenait le livre.
Cette anecdote, vous vous en souveniez d'autant mieux que, traditionnellement, les lettres de F.C. Bachellerie n'évoquaient guère autre chose que les banalités de la vie quotidienne, ou bien elles se contentaient de progiguer quelques conseils naïfs sur la conduite à donner à votre vie.
Pour autant, vous attentiez avec impatience l'arrivée de ces lettres, car, au sanatorium, elles constituaient la seule distraction à votre vie solitaire.
Vous vous rappelez ces années passées dans le grand appartement vide du sanatorium ... des années qui vous ont semblées toute une vie ... Votre condition vous tenait éloigné des autres pensionnaires, et ce n'est qu'en entr'ouvrant les lourds rideaux de votre appartement que vous pouviez, à l'insu de l'infirmière, prendre connaissance du monde. Votre chambre surplombait une plage de galets sombres qui, faisant face au Sud, permettait aux autres pensionnaires de soigner leurs maux au soleil. Vous saviez que ce bonheur vous était interdit, mais vous trouviez malgré tout du plaisir au spectacle d'autres corps profitant du beau temps. Vos quartiers étaient interdits aux autres malades et vous ne receviez la visite que d'une seule infirmière, toujours la même. Vous vous rappelez d'elle et vous l'appeliez Mademoiselle, car elle vous avait interdit de connaître son nom. A chaque fois qu'elle apparaissait, c'était le même plaisir de savoir votre solitude rompue. A l'arrivée de son étrange silhouette - le haut de son corps était très mince et plutôt joli, mais le bas de son corps était obèse et semblait étranger, comme issu d'une autre personne - vous vous efforciez à vous tenir droit et présentiez votre plus aimable sourire. Hélas, la jeune femme ne quitta jamais sa froideur professionnelle.
Puis, un jour, elle vint avec une valise en cuir qu'elle posa au pied de votre lit, et des habits pendus sur un cintre. Elle vous dit que vous étiez guéri, et qu'il était temps pour vous de quitter le sanatorium. Vous avez compris que vous n'aviez pas le choix, mais vous saviez que vous n'étiez pas guéri. Les migraines étaient toujours là et, régulièrement, elles devenaient si douloureuses qu'elles troublaient votre vue. Vous ressentiez toujours de grandes douleurs lorsque vos maigres jambes devaient soutenir votre corps, et les croûtes sombres sur votre dos et vos cuisses n'étaient toujours pas cicatrisées.
Mademoiselle insista : vous trouverez un billet de train pour la ville dans la veste de votre costume, et une chambre vous avez été réservée dans une pension de famille du centre ville pour une période de trois mois. Cela devait vous être suffisant pour trouver un emploi et vivre par vous même.
Ce jour où vous avez quitté le sanatorium, vous avez ressenti une honte équivalente à celle que vous auriez ressenti si vous aviez été renvoyé de l'école. Vous n'avez rencontré personne dans les couloirs, et l'ascenceur ne s'arrêta à aucun étage. L'établissement semblait vide et il faisait un froid glacial. Dans la ville vous avez découvert des choses que vous n'aviez jamais vues auparavant et la foule était vivace. Pourtant, même dans l'isolement de votre appartement, vous ne vous étiez jamais senti plus seul qu'en ce premier jour de liberté.

"Tout s'explique par la logique" ... Vous avez longtemps cherché, mais jamais vous n'avez compris pourquoi vous étiez entré au sanatorium, ni, encore moins, pourquoi vous en étiez sorti.
"Tout s'explique par la logique" ... Cette note au crayon, après tout, peut-être est-ce là-aussi le signe que vous trouverez, dans ce texte, les réponses à vos mystères.


Le corps.


"For all we know.
This may only be a dream.
We come and we go.
Like the ripples, like the ripples in a stream.
So, baby love me, love me tonight.
Tomorrow was made for some.
But tomorrow may never never come.
For all we know.
Yes, tomorrow may never never come.
For all we know."

La voix de Nina Simone chante sa complainte dans mes écouteurs, et j'ai envie de pleurer.
Je contemple ce corps noir qui a mon visage, et qui porte en plein coeur la marque de mon crime. Les yeux embrumés, je regarde autour de moi, ignorant si je le fais pour chercher de l'aide ou pour m'assurer que personne n'a été témoin de mon acte. Je me retourne et, face à moi, l'obscurité profonde de Saint James's Park m'attire comme le confort d'une matrice originelle.
Mais si la chanson de Nina Simone brise le silence, c'est que quelqu'un appelle sur mon téléphone portable. Je sors quelque peu de ma torpeur pour jeter un coup d'oeil à l'appareil. Le nom d'Allan est affiché. Je n'ai pas la force de décrocher et je cache le téléphone au fond de ma poche tout en le laissant sonner.
L'âme de Nina Simone vibre encore dans mes oreilles quand les lueurs de minuit voient la noirceur de mon ombre se fondre à celle du parc muet, laissant derrière moi l'étrange corps sans vie de mon alter-ego.
Je marche la tête baissée évitant les allées éclairées, traversant d'abord Saint James's Park, puis Green Park, jusqu'à l'immensité déserte de Hyde Park, toujours protégé de la foule à l'ombre de ce fleuve vert qui traverse Londres.
A Hyde Park je trouve un coin sombre près de la Serpentine, protégé par un bosquet et je m'asseois, tremblant et en pleurs. Je comprends que je n'ai pas de tristesse pour mon acte et la 'créature' - quel autre mot utiliser pour décrire l'étrange homme-ombre ? - qui perdit la vie. Après tout, j'étais techniquement en état de légitime défense et le coup fatal avait été un accident, causé par le combat qui avait suivi l'agression dont j'avais été victime. Non, ce n'était pas la tristesse qui me tirait des larmes et me causait des tremblements, ce n'était qu'une réaction naturelle suite au choc et au stress accumulés par la récente succession d'évènements étranges et dramatiques, au centre desquels je me trouvais depuis quelques jours. L'appel d'Allan n'avait fait que me rappeler que tout avait commencé par un email anondin que mon ami m'avait envoyé. Et, depuis cet email, tout s'était enchaîné, comme dans un cauchemar, pour aboutir à faire de moi l'assassin d'un autre moi-même. Comme si les solides lois de l'univers avaient été corrompues, les choses les plus impossibles avaient commencé à devenir réelles : une secte voulait faire de Borges le dernier prophète, et des inventions de l'Argentin avaient fait irruption dans la réalité. Uqbar était devenu un territoire de notre monde, Conversation with the man called Al-mu'tasim était devenu un livre qu'on pouvait lire, et Herbert Quain un auteur qui avait habité un appartement londonien. Et voilà que je venais de participer à un duel au couteau, autre grand classique de l'oeuvre de Borges ... Qui était Tzinacan ? Quels pouvoirs la secte des Trois Croix pouvait-elle bien avoir, qui lui permette d'altérer ainsi la logique même de l'univers, et recréer le monde à l'image de l'oeuvre de Borges ? ...

Mon téléphone portable vibra, annonçant un nouveau SMS. Je me précipitai. Le message disait :
"JE SAIS CE QUE VOUS AVEZ FAIT. RENDEZ-VOUS DANS UNE AUTRE VIE. 22H30. COORDONNEES X=231 Y=132 Z=312. TZINACAN."

... 22h30 ? Je regardai ma montre, il était 22h05. En un quart d'heure, je pouvais être à l'internet-café au sous-sol du Burger King de Piccadilly Circus, que je savais ouvert 24h sur 24. J'étais prêt à en découdre avec le chef de la secte des Trois Croix ou au moins de tirer au clair cette histoire.


La queue.

"- Bon, maintenant on sait au moins quelle langue Minos avait apprise à sa fille ... Dites-moi Penn, vous êtes sûr au moins que c'est de l'Espagnol ?"

Nous avions arrêté la séance d'hypnose peu de temps après qu'Ariadne Moon-Tsun ait prononcé cette mystérieuse phrase en Espagnol :
"Como todos los ombres de Babilonia, he sido proconsul". En effet, la jeune femme se tût presqu'immédiatement après avoir prononcé cette phrase, et le Colonel Madden Smith insista pour qu'on interroge le plus vite possible ATON sur l'origine de cette phrase. J'avais cru reconnaître l'Espagnol, même si je ne connaissais pas la langue, car elle m'avait semblée très proche du Français et l'accent avait des similarités avec celui parlé par les acteurs du film de Fabian Bielinski 'Nueve Reinas', que j'avais récemment loué en DVD.
Comme je connaissais un peu le Français, je pus tenter une traduction approximative : "Comme tous les hommes de Babylone, je suis proconsul", traduction qui nous laissa tous pantois.
Qu'est-ce que cela pouvait-il bien signifier ? Et pourquoi l'inconscient d'Ariadne avait-il retenu cette phrase en Espagnol après tant d'années ? et alors qu'elle pensait avoir oublié totalement cette langue ?

Le Capitaine Arsène Wallace était de retour après avoir consulté ATON. Il était essouflé d'avoir courru :
"- OK Colonel, ATON n'a pas réussi à identifier le conte pour enfants dans lequel un garçon tue ses amis imaginaires, mais au moins il a pu identifier l'origine de la phrase prononcée par Ariadne lorsqu'elle était sous hypnose. Ce truc-là avec le proconsul et Babylone, et bien il s'agit de la première phrase d'une nouvelle d'un certain ... Jorge Luis Borges. La nouvelle s'appelle la ... (il regardait ses notes) Bibliothèque de Babel, et cela fait partie d'un recueil qui s'apelle Fictions ... Ficciones en Espagnol ... Voilà, c'est ce qu'ATON a dit."

Il était très excité, comme s'il pensait justifier par cette découverte l'utilité de son poste. Le Colonel Smith et moi-même échangeâmes un long regard complice. Nous nous exclamèrent presqu'en même temps :

"- Borges, bien sûr !"


Le corps.

J'étais maintenant calmement assis face à l'écran d'un des ordinateurs du cyber-café, au bout d'une impressionnante rangée d'internautes absorbés.
J'étais fort heureusement un peu en avance par rapport à l'heure de rendez-vous de Tzinacan. Il me fallut, en effet, un peu plus d'une dizaine de minutes pour accéder à UNE AUTRE VIE et configurer mon avatar. Je décidai de rester prudent et me créai un avatar sans aucun rapport avec ma propre identité : une fille de type asiatique que je nommai Ariadne. Après un rapide 'tutorial', j'appris comment me téléporter vers des coordonnées géographiques. L'environnement dans lequel j'évoluais se voulait réaliste mais la 3D restait rudimentaire, et le temps de chargement rendait parfois les graphismes un peu approximatif. Une fois les coordonnées entrées, mon avatar se dématérialisa et quelques secondes plus tard un nouvel environnement apparut à l'écran. J'étais au centre d'un large cercle délimité par des ruines de lourdes pierres. Un avatar s'approcha de moi. L'individu possédait une tête de léopard et était habillé d'une ample tunique richessement damassée et sertie de pierres colorées. Son nom apparaissait en lettres blaches au-dessus de sa tête : Tzinacan. Mon adversaire avançait vers moi à visage découvert.

"- Ariadne. Vous préférez que je vous appelle par ce nom, ou vous préférez Qaholom ?... M. Bachellerie ?"

"- Oublions les présentations et venons-en au fait, Tzinacan. Je vous somme de cesser votre harcèlement où tout cela se règlera devant la police."

"- Il n'y a pas de police dans Une Autre Vie."

"- Vous savez de quoi je veux parler. Il y a une autre vie qu'Une Autre Vie. Et dans cette vie-là vous n'échapperez pas à la police."

"- Je sais ce que vous voulez de moi. Désirez-vous apprendre ce que je veux de vous ?"

"- Vous n'aurez rien de moi, alors allez au diable !"

"- Je veux juste vous montrer quelque chose. Nous n'avons pas encore réglé notre différend concernant la nature de Jorge Luis Borges."

"- Foutez-moi la paix avec Borges. Lui-même a reconnu avoir plagié Stevenson et Chesterton dans plusieurs de ses préfaces. Sa nouvelle La Fin reprend pratiquement mot-pour-mot des paragraphes entiers du Martin Fierro d'Hernandez. Et même les soi-disantes innovations philosophiques et métaphysiques de Borges - comme ses visions du temps et de l'infini - ont été volées à des penseurs tels que Georg Cantor, Bertrand Russell et Schopenhauer. Libre à vous d'en faire un prophète, mais en ce qui me concerne, rien me pourra me faire changer d'avis à son sujet : rien de nouveau n'a été apporté au monde par Borges."

"- Accepteriez-vous de me suivre dans un endroit que peu de personnes ont eu la chance de visiter ?"

"- Pour quoi faire ?"

"- Si vous m'aidez je vous offrirais les moyens de retrouver votre vie."

"- Qu'est-ce que je peux bien vous apporter comme aide ? Vous dirigez une société secrète, vous ne pouvez donc pas régler vos problèmes par vous-même ?"

"- Disons qu'il y a certaines choses que nous ne pouvons faire. Bon sang, Bachellerie, suivez-moi, vous n'avez rien à perdre ! Vous n'aurez qu'à quitter l'application si ce que je vais vous montrer ne vous intéresse pas !"

"- OK, allons-y. Mais, je vous préviens, vous n'aurez rien contre rien Tzinacan."

Tzinacan me communiqua de nouvelles coordonnées et nous nous dématérialisâmes ensemble vers notre nouvelle destination.

Nous étions dorénavant dans un désert, et face à nous s'étendait une immense muraille dont les lourdes portes étaient cadenassées.

Tzinacan se tourna vers moi et m'annonça :
"- Nous avons acheté à The Company le territoire qui s'étend au-delà de cette muraille. Seuls les membres possédant les codes peuvent accéder à cette zone du jeu. Vous êtes le premier invité que nous recevons."

Le maître des Trois Croix entra 6 caractères, mais sur mon écran je ne vis apparaître que 6 étoiles. La porte à double battant s'ouvrit en grand, et l'espace autour de nous se dissolva. Nous réapparûmes dans ce que je devinai être une ville, entourés de nombreux avatars affairés. Tzinacan et moi-même avions changé d'apparence, et nous portions désormais costumes de tweed, chapeaux et cannes.
Ce qui m'étonna le plus fût que l'environnement graphique était extraordinaire de réalisme. Les Trois Croix avaient largement amélioré la qualité dans cette partie du jeu qui leur était réservée : on se croyait plongé dans une nouvelle réalité.
Dans cette réalité, le temps semblait s'être arrêté au début du XXème siècle. Les immeubles et le style vestimentaire étaient européens, mais la ville semblait neuve. Les personnages avaient des styles variés, et leur origine éthnique n'était pas définissable. On ressentait que plusieurs classes sociales se côtoyaient paisiblement dans un système économique libre et moderne.

Tzinacan pointa du doigt l'immeuble bas qui nous faisait face. C'était un hôtel à l'entrée majestueuse qui portait le nom espagnol de 'Las Delicias'.

"- Si vous acceptez de m'aider, dit-il, je vous prie de bien vouloir vous présenter à la chambre 19, au deuxième étage de cet hôtel."

"- Et là, qu'est-ce qui m'attend ?"

Mais Tzinacan avait disparu. Je ne comprenais pas comment il s'était évaporé, mais le fait était que je me retrouvais seul au milieu de la rue. Une Ford T m'évita de justesse et le cheval tirant une charette me repoussa brutalement vers le trottoir, et je me retrouvai dans le petit jardin face à l'entrée de l'hôtel.

Je décidai d'entrer. Le patron de l'hôtel était à l'accueil, il sembla me reconnaître et dit :

"- Vous avez votre clef, n'est-ce pas Monsieur ?"

Je fis "oui" en baissant la tête, profitant de l'erreur de l'hôtelier pour me glisser dans la cage d'escalier en direction du deuxième étage.
Une fois à l'étage, je suivis les flêches en direction de la chambre 19. J'avais hâte d'en finir et de savoir ce que Tzinacan attendait de moi.
Quand je fus face à la porte de la chambre 19, je frappai le plus bruyamment possible sur le bois. Derrière la porte, je n'entendais que le silence. Puis après un instant il y eût un bruit de chaise que l'on repousse et qui crisse contre le plancher. Quelques pas, puis la porte s'ouvrit.

J'avais face à moi un avatar qui avait le visage reconnaissable d'un Borges jeune. Je remarquai que pendait dans sa main droite un revolver.
L'avatar me dévisagea un bon moment, le visage marqué d'une forte expression de surprise. J'étais moi-même tellement surpris de me retrouver face à une image si réaliste de l'écrivain argentin que j'en restai sans voix.

C'est lui qui fut le plus prompt à briser le silence. Il dit, d'une voix terrifiée :

"- C'est vous ? ... Mais ... Que faites-vous là ? ... Vous êtes ... Borges. Vous êtes moi !"

Je vis, derrière l'épaule de Borges, mon reflet dans la vitre de la chambre. Mon visage était, sans aucun doute possible, le visage d'un Borges âgé. Un visage reconnaissable par tous. Un visage vieilli, dans lequel le jeune Borges s'était, lui-aussi, reconnu.

Je compris alors le rôle que Tzinacan me demandait de jouer.

30 décembre 2006

Episode 10. L'Ombre chinoise.

La queue.

La dernière phrase du Colonel Madden Smith avait retenu mon attention.

"- Colonel, puis-je savoir pourquoi quel usage nous pourrions bien avoir d'un ... chimiste ?..."


Ma question donna lieu à un débat relativement violent entre le Colonel et moi-même. Je compris alors que malgré l'ouverture d'esprit que le militaire semblait avoir, lui et moi ne vivions pas dans le même monde. Dans son monde, la fin justifiait toujours les moyens. Dans le mien, la morale créait une ligne de démarcation entre les actes licites et les actes illicites, quelque morale que fût leur finalité.

Madden Smith répondit à ma question :
"- Dans notre jargon, un "chimiste" est un expert en psychotropes et autres produits conçus pour désinhiber les sujets interrogés. Comme vous nous avez brillamment démontré que la réponse à nos questions se trouvaient dans l'inconscient d'Ariadne Moon-Tsun, un chimiste est exactement ce dont nous avons besoin. Il saura trouver le mélange le plus efficace pour mettre notre sujet en condition de se confier et de laisser remonter à la surface ses souvenirs les plus enfouis."


"- Vous parlez sans doute de sérums de vérité ?"

"- Si vous voulez, même si la vérité n'est pas forcément le résultat final de l'expérience. En tout cas l'utilisation de ces drogues crée les conditions nécessaires pour faire parler le sujet. A nous de faire le tri."

"- Et c'est quoi ces drogues ? Du Pentothal ?"

"- Oh non, le Pentothal c'est un peu dépassé. Nous, nous avons nos propres mélanges, et chaque "chimiste" aime travailler avec sa propre formule magique. Ca va de l'alcool pur aux hallucinogènes, en passant par les opiacés. Mais vous savez, je m'intéresse peu aux moyens utilisés, moi, ce qui m'intéresse, c'est le résultat. Aux chimistes de faire leur travail."

"- Par tous les moyens ?"

"- Oui."

"- J'imagine que vous ne vous intéressez pas non plus aux effets secondaires ?... Je ne peux pas croire que le corps humain subit un tel traitement sans conséquences."

"- J'ai connu très peu d'accidents."

"- Accidents ? Vous voulez dire que certains sujets en sont morts ?"

"- De regrettables accidents. Les dosages sont souvent difficiles à évaluer, et dans l'urgence on n'a pas toujours le temps de faire les analyses préalables. Mais c'est très rare que l'accident soit fatal. Au pire le sujet s'en sort avec des troubles comportementaux ou nerveux."

"- Ah oui ?! Et ça vous semble normal de rendre ces pauvres gens fous ?"

"- De quels pauvres gens vous me parlez ? Je vous parle d'ennemis du Royaume ou de dangers pour la sécurité nationale, pas d'honnêtes citoyens."

"- Et Ariadne Moon-Tsun vous la classez dans quelle catégorie ? Je croyais qu'on s'était mis d'accord sur ce point : Ariadne Moon-Tsun ne constitue pas un danger pour la sécurité nationale ! Son roman peut-être, mais pas elle. Vous n'avez pas le droit de lui faire courrir un tel risque."

"- Je croyais qu'on s'était aussi mis d'accord sur le fait que nous sommes dans une situation d'extrême urgence, et que nous devons au plus vite découvrir quels dangers se cachent derrière l'Etrange cas de Tzinacan. Et à moins que vous ne soyiez capable d'évoquer l'esprit de Minos, la seule personne qui peut encore nous donner le moindre indice, c'est sa fille : Ariadne Moon-Tsun. Et c'est notre devoir de la faire parler, quelques soient ses prédispositions."

Le temps était certes un facteur capital dans notre mission. Je réfléchis à ce nouveau défi.

"- Combien de temps avant que votre chimiste ne puisse nous rejoindre ?"

"- Quelques heures. Quatre ou cinq."

"- Donnez-moi six heures avec elle."

"- Pourquoi faire ? C'est quoi votre plan ?"

"- Une alternative douce à votre médecine de Nazi..."

Il rit d'un rire moqueur, montrant par là qu'il n'avait toujours pas compris l'ampleur de mes ressources.

"... l'hypnose."


Le corps.

"RENDEZ-VOUS DANS UNE AUTRE VIE." ....

... une autre vie ...

Je compris que Tzinacan faisait allusion à 'Une Autre Vie', la communauté virtuelle que The Company avait créé sur internet, et dans laquelle des millions d'internautes du monde entier pouvaient réinventer leur vie et s'incarner dans de nouveaux destins.
Je n'avais jamais pris la peine de me créer un avatar dans ce monde imaginaire, mais je savais que nombre de mes collaborateurs y passaient de nombreuses heures, parfois au détriment de leur travail ou de leur vie familiale.
J'avais toujours considéré que je n'avais pas de temps à perdre dans un monde qui n'était pas le mien et qui n'était fait que de 1 et 0. Vingt-quatre heures me semblaient déjà trop courts pour une journée de vie réelle. Je n'avais pas de temps à perdre dans une Autre Vie hier, je n'ai toujours pas de temps à y perdre aujourd'hui.

"- D'ailleurs, me dis-je, il est plus que temps de mettre fin à ce petit jeu ridicule."

Quelqu'un avait utilisé mes identifiants informatiques à The Company ; quelqu'un avait pénétré ma connection internet à mon domicile et avait utilisé mon adresse IP pour pratiquer des actes de piraterie informatiques dans les bases de données du British Museum et de la British Library ; un groupe de discussion internet avait publié un appel au meurtre à mon égard ; et un individu masqué m'avait pris en filature. Comme l'avait dit Alice March, si je n'avais rien à me reprocher et étais un honnête citoyen, alors je n'avais rien à craindre de la police. De fait, si quelqu'un était capable de dénouer les fils de cet imbroglio, alors c'était à n'en pas douter Scotland Yard.
J'irai me présenter aux bureaux de Broadway et là j'expliquerai très calmement la situation à un officier. Celui-ci me conduira au bureau d'un constable qui me fera asseoir et qui prendra ma déposition et qui me comprendra. J'aurai droit à une protection et l'on enquêtera pour découvrir qui est derrière Tzinacan. Certainement un petit plaisantin ou un groupe de teen-agers délinquants du net qui auront voulu faire peur à un cadre du géant des jeux videos. Quelque chose comme cela.

J'avais pris la Jubilee line en direction de Westminster. J'avais compté changer à Westminster pour la Circle line, et descendre à Saint James's Park pour me rendre à New Scotland Yard. Hélas, des incidents de signalisation sur la ligne m'obligèrent à quitter le train à Green Park. Frustré par le peu de fiabilité du 'tube', je décidai de finir mon trajet à pied en traversant Green Park puis St James's Park. Nous étions en hiver et la nuit était déjà tombée bien qu'il ne fut pas tard.
Les parcs étaient surprenamment déserts, même si l'heure n'était pas encore aux sorties de bureaux.
Les pélicans de St James's Park firent entendre leurs cris perçants. L'éclairage du parc allongeait les ombres inquiétantes des arbres nus.
En traversant le petit pont, je ne rencontrai aucune âme qui vive. L'ampoule d'un lampadaire clignota puis grilla, plongeant l'allée dans le noir.
Je n'entendis aucune voiture passer sur Birdcage Walk. Un corbeau croassa et je me crus transporté dans la solitude lugubre d'un bois de campagne. J'étais sensible au moindre bruit, mais le silence était tout aussi angoissant.
J'accueillis avec soulagement le bitume civilisé de Birdcage Walk. Les phares d'un taxi londonien éclairèrent la voie, et par les fenêtres entrouvertes j'entendis les rires d'une femme, ce qui allégea mon angoisse.
Je traversai Birdcage Walk et m'approchai de l'étroit passage de Queen Anne's Gate. Seules les quelques marches de l'escalier circulaire de Queen Anne's Gate permettent de passer de Birdcage Walk au quartier de Petty France, la station de St James's Park et New Scotland Yard.
L'escalier est très étroit et flanqué de hauts murs en briques. L'éclairage, comme dans tout Londres, est très succinct, et comme l'escalier forme un arc de cercle, on ne voit pas en montant si quelqu'un descend.
Je montai quelques marches et, en levant les yeux vers le sommet de l'escalier, je vis que quelqu'un s'apprêtait à descendre. Je me mis sur le côté de l'escalier pour laisser la place suffisante au passage de nos deux corps, mais le passant resta immobile en haut des marches.
Je levai à nouveau les yeux vers l'inconnu et reconnus alors sa silhouette : vêtu d'un long manteau à large capuche recouvrant son visage, c'était l'inquiétante ombre qui me poursuivait à nouveau.

"- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?" M'apprêtai-je à hurler en sa direction.

Mais les mots restèrent bloqués dans ma gorge lorsque je vis, dans la main de l'inconnu, briller la lame d'un effrayant couteau.

Instinctivement je fis un pas en arrière et mon pied glissa sur une marche. Je dégringolai les quelques marches de l'escalier jusqu'à heurter mon dos contre les poteaux d'un échaffaudage. Je tombai sur mon séant. L'ombre plongea vers moi.
Je réussis à attraper le poignet de la main tenant le poignard, avant que le corps de mon agresseur ne tombe lourdement sur moi. Je sentis l'odeur de son corps.
Sa main libre me saisit à la gorge et tenta de m'étrangler. En heurtant l'échaffaudage, j'avais fait tomber un tube de la structure, ma main en tatonnant s'en saisit et je l'utilisai pour frapper lourdement la tête cachée de mon agresseur. Il lacha prise et roula sur le côté. Je me relevai et frappai le corps de l'homme du tube métallique. Ce dernier ne cria pas, comme s'il était insensible à la douleur. Il se releva mais il avait perdu son poignard. Je le frappai à nouveau mais à la tête. Cette fois-ci mon coup eut un effet et l'homme vascilla. Je vis le couteau sur le sol et m'en emparai. D'un puissant revers de main, l'agresseur me fit lacher le tube métallique et il se jeta sur ma gorge pour m'étrangler de ses deux mains. Ma main qui portait le couteau partit en arrière et dans un élan je plongeai l'arme dans le flanc de mon adversaire. En pénétrant, la lame fit un étonnant bruit de bois cassé. L'homme desserra son étreinte et je pus reprendre ma respiration. L'homme vêtu d'un manteau tomba à genou puis s'écroula, le visage heurtant bruyamment la dalle de pierre. Un lourd râle s'expulsa du corps sans vie de mon agresseur. Je venais de tuer un homme.


La queue.

"- Gardez vos yeux fixés sur mon regard et respirez profondément. Inspirez. Expirez. Inspirez. Expirez. Vous vous concentrez sur ma voix, et vous faites le vide en vous."

Je n'avais pas eu l'occasion d'exercer la pratique de l'hypnose depuis l'université mais je savais que ma voix avait toujours un certain effet sur ceux qui l'écoutaient. La technique de l'hypnose est simple pour qui est un minimum doué, et tant que le patient a confiance dans l'hypnotiseur, la mise en condition peut être rapide. Ariadne Moon-Tsun m'avait dit pratiquer le yoga et la méditation, et avait à ce titre accepté de se prêter à l'exercice.

"- Tant que vous ne cherchez pas à me psychanalyser, je veux bien faire tout ce que vous voulez." M'avait-elle dit en substance.

La jeune Chinoise était maintenant dans un nouvel état de conscience et je pouvais me prêter au jeu des questions et réponses.

"- Ariadne, retournez dans votre enfance, avant vos douze ans, lorsque votre père était encore avec vous, en Grèce. Décrivez-moi ce que vous voyez."

"- Je vois la grande bibliothèque de mon père. Les hautes étagères recouvertes de livres." Répondit-elle.

"- Bien. Que faites-vous dans cette bibliothèque. Etes-vous avec votre père ?"

"- Je lis. Mon père n'est pas là."

"- Et que lisez-vous ?"

Son visage se fit plus tendu. Derrière ses paupières closes, ses yeux s'agitaient. On aurait pu croire qu'ils parcourraient les lignes d'un texte.
Elle grimaça.

Une voix inconnue sortit alors de la bouche d'Ariadne Moon-Tsun et récita :

"- Como todos los ombres de Babilonia, he sido proconsul."


Le corps.

L'homme que je venais de tuer gisait devant moi. J'étais désormais prostré sur les marches de Queen Anne's Gate, le couteau sanglant encore dans la main.
finalement, je le jetai au loin, puis, affolé, approchai de ma victime, certainement dans l'espoir d'entr'apercevoir un quelconque signe de sa survie.
Le corps était tourné face contre sol, aussi mon premier geste fut de le retourner. Se faisant, la capuche tomba et je découvris le visage de l'homme que j'avais poignardé.
Ce visage me sembla tout de suite familier, et après quelques angoissantes minutes de confusion, je fus capable de le reconnaître. Ce visage sans vie, c'était, en effet, l'exacte image inversée du visage que je pouvais voir, chacune des fois que je me regardai dans une glace : c'était mon exacte visage !
Sous le choc de cette inexplicable ressemblance, je fis un sursaut en arrière. Dans le mouvement, ma manche se prit dans le manteau de laine du mort dont je découvris en grande partie le corps. Je n'étais pas au bout des mes surprises.
L'homme qui avait mon visage était nu sous le lourd manteau de laine. Et son corps nu offrait deux incroyables particularités. D'abord, toute la peau de son corps était en surface noire et craquelée, et d'une texture qui rappelait le charbon. Là où le poignard avait pénétré, on pouvait voir que seule la surface de la peau avait cette particularité, et que sous l'épiderme, le sang coulait normalement. C'était un peu comme un toast qui avait brûlé d'être resté trop longtemps dans le grille-pain. Cela était la première particularité extraordinaire du corps de mon adversaire.
La seconde particularité était bien plus effrayante encore.
En effet, malgré la texture carbonisée de la peau, on pouvait très clairement distinguer que cette étrange créature n'avait pas de nombril.